mardi 21 décembre 2010

PERFORMANCE, art

« Performance » : ce vocable – loin de désigner un quelconque exploit sportif – relève de ce qu'il est convenu de considérer comme du franglais ; directement issu du verbe to perform, « interpréter », il est attesté au début des années 1970 dans le vocabulaire de la critique d'art aux États-Unis, et s'applique à toute manifestation artistique dans laquelle l'acte ou le geste de l'exécution a une valeur pour lui-même et donne lieu à une appréciation esthétique distincte. Qu'il ait fallu attendre une époque toute récente pour que « performer » fût reconnu comme une activité à part entière et susceptible de s'ériger en médium artistique autonome, cela peut paraître assez inattendu : la musique pour ne citer que l'art le plus propice sans doute à l'inflation de la virtuosité, n'avait-elle pas vu, depuis deux siècles, se multiplier les « grands interprètes » ? Et l'exégèse biblique n'a-t-elle pas suscité, en ce qui concerne la lecture des textes, une tradition herméneutique, c'est-à-dire interprétative au sens philosophique le plus profond, tradition qui relève d'un art quasi immémorial ? Mais ce qui caractérise chaque performance au sens américain, c'est son aspect de jaillissement vivant, c'est sa configuration de présence ici et maintenant.
Suis-je ici vraiment, ou est-ce seulement de l'art ? Am I really here or is it only art ? Cette interrogation, due à l'une des artistes les plus en vogue aujourd'hui dans l'univers de la performance, Laurie Anderson, permet de préciser le véritable enjeu de l'acte de performer : par-delà toutes les catégories esthétiques héritées, renouer avec l'immédiat, et exalter à cette fin ce qui, chez Mallarmé, se nomme « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui ». On conçoit qu'un tel propos ait eu de quoi séduire, à notre époque, des artistes de formations diverses et de tendances apparemment irréductibles les unes aux autres. Tout un chacun, à tel ou tel moment, peut se reconnaître dans ce mot d'ordre du retour à l'immédiat ; d'où, certainement, des confusions et une part de désordre, ne serait-ce que dans l'emploi parfois exagérément laxiste du terme performance. Néanmoins, et malgré les risques souvent encourus, les performances traduisent une exigence de confrontation exemplaire entre des activités artistiques différentes ; après l'échec de la tentative wagnérienne d'unification des arts dans l'œuvre totale, le Gesamtkunstwerk, les performances ont une fonction décapante, critique. Ainsi que se plaisait à le faire ressortir un autre grand « performant », Robert Filliou : « Il n'y a plus de centre dans l'art. L'art c'est là où tu vis. » – formule qui eût pu sembler anodine, en ce qu'elle ne stipulait qu'une banale dissémination « moderniste », mais qui reçoit la plénitude de son sens dès lors qu'on l'accouple avec celle-ci, par laquelle Filliou résumait sa philosophie sur un mode faussement nihiliste : « L'art, c'est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art. ». Il conviendrait donc, à la limite, de distinguer autant d'esthétiques de la performance que de formes de vie – c'est-à-dire, pour reprendre le lexique du philosophe Ludwig Wittgenstein, de « jeux de langage »... Ce que les jeux de langage de Wittgenstein ont de caractéristique, c'est de refuser toute inféodation à un jeu suprême, à un « jeu des jeux ». De même, ce que les performances, si éloignées soient-elles les unes des autres, ont de commun, c'est leur décentrement, elles diffèrent profondément en ce qu'elles sont issues d'arts et de styles de vie distincts – et pourtant ce qui les réunit est une certaine façon de contester la modernité.

1.  Performance et tradition orale

Commençons par le plus énigmatique. La performance se veut jaillissement vivant, sur et dans l'instant. Soit. Mais comment les documents que nous en gardons ne seraient-ils pas de l'ordre de la simple retombée ? Pour exister, une performance doit au moins subsister dans la mémoire ; or, nos civilisations n'accumulent de souvenirs que dans et par la notation, l'enregistrement, l'écriture au sens large. Les performances renvoient donc nécessairement à un stade oral de mémorisation – ou d'oubli... À ce titre, elles relèvent d'une tradition : l'art « inférentiel » ou conceptuel auquel elles se rattachent ne date pas d'hier, et il faudrait procéder à des enquêtes systématiques pour déterminer les origines rituelles de ces véritables incantations telluriques que sont les performances d'un Robert Smithson ou d'un Michaël Heizer, voire d'un Christo.
L'amorce d'une telle recherche nous est suggérée par la critique qu'adressait naguère à André Malraux le Georges Duthuit du Musée inimaginable. Songeons plus particulièrement aux termes d'« art-paravent » et d'« art-paratonnerre » qu'avait introduits Pierre Schneider pour faire mieux saisir la nature de cette polémique. Comment rendre compte en effet des tensions qui animent toute l'histoire de l'art, qu'il s'agisse du contraste entre Athènes et Byzance, de l'opposition du gothique et du roman, ou encore de là bipolarité du musée et de la maison de thé ? D'un côté, il existe bien un art qui se veut en rupture avec le réel : c'est l'art comme « anti-destin » selon Malraux, le « paravent » derrière lequel il est toujours loisible de se réfugier – nous dirions, pour notre part, l'art-parapluie, qui protège des orages de la vie... Cet art est celui des œuvres achevées, des objets solides et des valeurs sûres. Mais, à ne considérer que lui, on mutile la créativité humaine : Duthuit dénonce ce que la vision d'un Malraux présente d'unilatéral en faisant observer qu'elle conduit à négliger tout ce par quoi l'art nous aide à vivre en plein vent, et il réclame que ne soit pas laissé pour compte l'autre côté, celui de l'œuvre-processus, de l'œuvre en procès, qui ne se coagule pas nécessairement en un objet mais assume éventuellement le risque de l'inachèvement, du non finito, afin de mieux capter les forces qui l'environnent concrètement dans l'espace de la quotidienneté, de l'usage journalier ; l'œuvre attire à elle l'environnement, elle en est le rassemblement vivant, et, de plus, elle le piège–  d'où l'expression d'« art-paratonnerre » que suggère P. Schneider. « Il y a bien là deux arts distincts, l'un qui ne s'instaure qu'en divorce avec le quotidien et dont la fin dernière est la stabilité du musée, l'immortalité, pour ne pas dire l'éternité, et l'autre qui ne vise qu'à restaurer la continuité perdue. L'un qui fixe par une fiction l'image de la liberté désirée ; l'autre qui agit sur nous, par des voies réelles, pour nous inciter et nous aider à opérer cette libération. L'un qui est avant tout fin, l'autre moyen. C'est pourquoi la position de Malraux contient, en dernier lieu, une apologie de l'esthétique (de l'art pour l'art, en somme), alors que la pensée de Duthuit tend à la dépasser, à la faire s'effacer devant une autre catégorie » : « Ce ne serait sans doute pas la faillite de l'art [...] mais cela signifierait certainement sa remise en place, très au second rang de nos préoccupations, et l'absorption de l'esthétique en quelque chose de plus vaste et d'autrement dynamique et poignant qui serait un art de vivre. »
Conformément à ce qu'enseignait G. Duthuit, une relecture de l'histoire de l'art est parfaitement envisageable, dès lors que l'on convient de replacer dans son contexte l'objet même de cette histoire : de le situer dans son procès et procès – in statu nascendi. Car le site de l'œuvre est d'abord de l'ordre du geste : c'est son exécution, sa performance. Retour à la tradition orale : la performance d'aujourd'hui ne peut qu'être fidèle à celle d'autrefois, et cela quel que soit le « contenu » qui se trouve « exécuté », en deçà de l'objet même qui se voit, jadis et maintenant, performé. Tout repose, en fait, sur le statut que l'on assigne à la mémoire face à l'oubli, à l'oubli face à la mémoire – et sur l'équation en jeu, de la mémoire et de l'écriture. « À certaines époques, commente P. Schneider, la tradition orale eut une importance au moins aussi grande que la tradition écrite ; mais une fois les bouches tues qui la maintenaient, rien ne reste de celle-là, alors que celle-ci se conserve. Il en est de même pour l'art-paratonnerre : il ne laisse pas de traces, puisqu'il ne dépeint pas l'action, mais fait agir, puisqu'il ne transcrit pas, nécessairement, les signaux de l'émotion, mais s'efforce d'émouvoir. Ou s'il laisse des traces elles sembleront inévitablement, aux yeux de ceux qui ne se plient plus à sa gymnastique et qui les jugent selon des critères inappropriés – un peu comme si l'on niait la réalité de l'eau parce que l'on ne peut la retenir dans une écumoire – incomplètes, maladroites : ébauches hâtives ou signes glacés. De l'art-paravent, au contraire, qui décrit ce à quoi il s'attache, tout demeure. I1 s'ensuit que cet art-là, qui est le véritable art « abstrait », se manifestera même aux yeux de ceux qui ne s'y montrent pas sensibles, alors que l'art « concret » ne sera même pas visible (ou seulement comme une caricature d'art « abstrait ») à ses adversaires. »
On comprend alors que les performances (avant ou après la lettre...) aient été (au cours de leur histoire, au cœur de l'histoire) et soient (de nos jours) systématiquement minimisées, ou à tout le moins sous-évaluées, par les historiens – pour ne rien dire des critiques. En avril 1981, Orlan, qui n'avait pas encore défrayé la chronique en annexant au domaine de la performance celui de la chirurgie esthétique, mais tenait à son statut d'« artiste plasticienne multimédia pratiquant la performance », constatant qu'« il n'y avait pas de lieu en France pour montrer de la performance », et qu'en particulier « le grand Paris, se vantant de montrer les avant-gardes, n'affichait que mépris pour ce type de travail », présentait à Lyon – pour la troisième fois – un Symposium international d'art-performance dont la préface informait qu'il était « destiné à montrer, puisqu'il en est encore besoin, que les artistes de la performance ne sont pas forcément des gens pratiquant la performance parce qu'ils ne savent pas faire autre chose, hormis se rouler par terre en gueulant d'une manière spontanéiste ou hystérique, le tout à des fins de défoulement ». Orlan rejoignait ainsi l'auteur du premier ouvrage de synthèse sur la performance, Rose Lee Goldberg, selon laquelle les historiens de l'art ne possèdent pas encore, à l'heure actuelle, de critères suffisants pour appréhender avec un peu de sûreté la saveur de performance de tel rituel tribal, de telle passion médiévale, des « actions » de Léonard de Vinci ou du Bernin, ou des « soirées » d'Henri Rousseau à Montmartre. La « préhistoire » de la performance serait à écrire – singulièrement si l'on s'avise de l'importance du stade performant dans l'élaboration de l'objet d'art et de l'art de l'objet –, et le moins que l'on puisse dire est que les trois tomes du Musée inimaginable de G. Duthuit, s'ils « couvrent » le registre du Musée imaginaire de Malraux et en dévoilent, avec les ambitions, les erreurs les plus voyantes, ne constituent cependant qu'une série de prolégomènes brillants, mais nullement exhaustifs, à l'entreprise qui s'impose. R. Goldberg insiste d'autre part sur l'aspect polémique des performances : il faudrait s'interroger sur l'aspect « anté-gestuel », voire antigestuel, de certains gestes artistiques, ou encore sur 1'« avant-garde de 1'avant-garde » : car, avant de produire des objets (au temps, disons, de leur jeunesse), futuristes, constructivistes, dadaïstes et autres surréalistes n'ont-ils pas vécu, agi, performé en produisant des events, des « événements », des happenings d'avant le happening ? Il s'agissait bien pour eux d'en appeler à la vie quotidienne, et à ce que celle-ci comporte d'inchoatif par rapport à l'art constitué et institué.
« Contrairement à ce qu'on pourrait croire et à ce que l'on dit, le style apparaît plus souvent dans la vie que dans l'art. A peine l'œuvre réalisée, le style dégénère. » Cette constatation du Jean Grenier de La Vie quotidienne pourrait servir d'exergue à la polémique dont parle R. Goldberg ; de deux choses l'une en effet : ou bien la performance « tourne le dos à la création proprement dite, qu'elle bafoue même, ou bien, quand elle se résigne à créer, elle s'en tient à l'inachevé, au non finito dont la signification a changé complètement puisque jadis l'inachevé était une esquisse et que maintenant c'est l'œuvre qui n'est pas commencée. » J. Grenier montre, dans la description qu'il donne du non finito, jusqu'où peut aller la provocation (volontaire ou involontaire). « Toutes les méthodes de négation, dit-il, peuvent être employées même quand il s'agit de l'œuvre. Par exemple, une œuvre annoncée à grand fracas peut n'être pas exposée le jour prévu, et cela délibérément. Alors il n'y a ni œuvre d'art proprement dite, ni objet qui puisse être dit esthétique, et cependant c'est une attitude esthétique qui consiste dans un écart pris par rapport au monde. Un malentendu surgit lorsque cet écart est pris à l'intérieur d'une civilisation tournée entièrement vers la fabrication et l'action. Alors le public se fâche, proteste et casse les vitrines des galeries où rien n'est exposé. »
Maintenant, qu'arrive-t-il lorsque la performance consiste, comme dans l'air art, à exposer – sous la signature, cette fois, de l'artiste – l'air, le mélange d'oxygène, d'azote et d'argon que contient la galerie où se tient l'exposition ? Cette performance peut se prévaloir au moins de la signature comme geste d'appropriation de l'artiste : l'œuvre existe, dès lors qu'elle baigne et englobe le spectateur et que celui-ci la respire... Mais il faut encore écouter ici J. Grenier : « Moins négative est l'œuvre qui enfreint les conventions les plus fondamentales, car au moins cette œuvre est visible. » Visible – ou respirable... « Ainsi le peintre Yves Klein peignait des tableaux monochromes, d'un bleu déterminé mais parfaitement uniforme, dont seul variait le format. Ces tableaux ne paraissaient pas être des créations car ce n'étaient pas des compositions. Ils correspondaient à une attitude en face de 1'« univers du langage » cependant, et plus qu'à une attitude : à une prise de parti [...] : n'ayant qu'une chose à dire, l'homme la disait, et il la disait bien, ce qui est difficile, car il est plus facile de dire plusieurs choses qu'une seule. L'existence dans ce qu'elle a de précieux ne passe que par une porte étroite. »
De la performance « orale » aux volutes de l'air art, la filiation est évidente. Ce qui, aujourd'hui, s'accomplit sous les espèces du négatif relève en réalité d'une remontée à la source. Vitalité de la performance-souffle !

2.  De la musique au théâtre

On rattache habituellement les performances aux happenings ; cette filiation est, sans nul doute, à discuter. D'un point de vue strictement historique, le vocable « happening », qui désigne en anglais l'événement en général, avait d'abord été choisi par un artiste désireux de se simplifier la vie, et qui avait conscience d'œuvrer au confluent de différents arts, mais sans que l'appartenance de son travail à l'un plutôt qu'à l'autre s'imposât. En avril 1957, Allan Kaprow se décida pour le terme le plus neutre qui lui venait à l'esprit, et qui présentait l'avantage de ne préjuger d'aucune façon en faveur des « catégories conventionnelles » qu'étaient le théâtre, la peinture, la sculpture, la musique, la poésie ou la danse. L'œuvre, exposé dans la ferme de George Segal (située dans le New Jersey), consistait en un « environnement » (mot lui-même emprunté au peintre Jackson Pollock) regroupant à la manière d'un collage divers éléments artistiques. En 1958, Allan Kaprow devint l'étudiant du compositeur John Cage à la New School for Social Research de New York ; il poursuivit ses expériences sur le happening, en prenant soi d'organiser rigoureusement ses mises en scène grâce à une distribution précise des décors, de la lumière, des mouvements du public d'un lieu à l'autre, etc. ; bref, en fixant des cadres, voire des scénarios, qui permettaient de canaliser la participation des spectateurs promus au rang d'acteurs.
En ce sens, l'attitude de Kaprow tendait de plus en plus nettement à la réaffirmation d'un certain contrôle ; elle prenait par là le contre-pied de celle, délibérément non interventionniste, de John Cage. Il faut donc se garder de tenir ce dernier pour le père du happening : ce n'est que par un paradoxe médiatique qu'un tel label lui a, rétrospectivement, été attribué. La gloire d'Allan Kaprow, qui allait devenir l'un des pionniers du mouvement Fluxus, a en quelque sorte fait tache d'huile, et rejailli sur la célébrité de son maître ; celui-ci a été gratifié d'une invention qui n'était pas la sienne. Mais on ne prête qu'aux riches : bien avant Kaprow et ses happenings, John Cage avait imaginé de faire se rencontrer librement tous les arts, sans en excepter aucun. Il n'avait pas ressenti le besoin d'une désignation générique : « environnements » ou « assemblages » figurant déjà dans le vocabulaire des plasticiens, il avait seulement été question de « soirées » (evenings). Le mot le plus approprié, qui fut parfois employé lorsque le chorégraphe Merce Cunningham en fit la suggestion, était celui d'event ; un ensemble de performances.
 
John Cage Le compositeur américain John Cage (1912-1992) en 1966. Il eut une forte influence sur la danse et la musique d'avant-garde. Il inventa le piano préparé en plaçant entre les cordes divers objets destinés à modifier le timbre de l'instrument. 
C'est à Black Mountain College, en 1952, que se situe le premier spectacle du genre. Lecteur d'Antonin Artaud, Cage avait été frappé par les possibilités que faisait miroiter l'auteur du Théâtre et son double à partir de l'absence de scène : l'action, selon Artaud, allait pouvoir se déployer aux quatre coins de la salle, aux quatre points cardinaux... D'autre part, le maître spirituel de Cage, celui dont il avait suivi l'enseignement à l'université de Columbia, le Daisetz Teitaro Suzuki, n'avait pas seulement initié son auditeur au zen, il lui avait insufflé à la fois un culte pour Tchouang-tzeu et le plus grand respect pour le I Ching ou Livre des mutations – le célèbre recueil d'oracles de la Chine ancienne. Comment Cage n'eût-il pas identifié dès lors les « quatre points » d'Artaud aux quatre Orients de l'Empire – lesquels laissent le centre vide ? Et si l'on répartit les acteurs et le public dans les coins, autour du centre vide, n'obtient-on pas une configuration rappelant certains hexagrammes du I Ching ? Désireux de rassembler, dans le même espace, une pluralité de processus artistiques s'« interpénétrant sans se faire obstruction », selon le mot d'ordre du bouddhisme Kegon, Cage fit répartir les sièges des spectateurs dans le réfectoire du Black Mountain College de façon à obtenir quatre triangles, dont les pointes désignaient le centre ; diverses actions étaient prévues, qui allaient se dérouler dans les interstices de l'espace ainsi quadrillé, les couloirs séparant les triangles. J. Cage lui-même prit place au sommet d'une échelle et se mit à prononcer une conférence émaillée de silences, comme l'exigeait une typographie fragmentée grâce à des opérations de hasard. Simultanément, et sur une autre échelle, Charles Olson et M.-C. Richards vinrent lire quelques-uns de leurs poèmes, en alternance, Merce Cunningham se mit à danser, et un chien ne tarda pas à le suivre dans ses déplacements ; le peintre Rauschenberg jouait pendant ce temps des disques sur un vieil électrophone, et David Tudor s'était mis au piano. Des films furent projetés sur deux écrans se faisant face à deux extrémités de la salle, et des diapositives se succédaient sur les toiles blanches de Rauschenberg suspendues au plafond...
Rien, dans l'interaction de ces divers éléments, n'avait été concerté ; mais tout était structuré, c'est-à-dire – dans l'acception cagienne de la structure – compartimenté et mesuré. Une composition, dans la perspective de Cage, comprend tantôt des sons et tantôt des silences – tantôt des bruits voulus par le compositeur et tantôt des bruits non voulus. Est-il possible de composer le silence ? Comment composer lui ? La réponse est simple : il faut agir sur ce que sons et silences ont en commun, c'est-à-dire la durée, la dimension temporelle. Mais comment – en même temps – respecter le silence, le caractère non voulu des sons sur lesquels nul musicien n'a de prise ? En laissant toute latitude aux sons et aux bruits, aux sons et aux non-sons, de survenir. En ne préjugeant que de la durée de l'ensemble. Et finalement, en laissant – « librement » – sons et non-sons apparaître et disparaître. On en vient alors au temps zéro, au degré zéro du temps, qu'on ne peut plus structurer, c'est-à-dire mesurer. Or les non-sons qui tranchent sur les sons, ce ne sont pas seulement des bruits, ce sont aussi bien des instances visuelles, tactiles, langagières, etc. La musique – au sens large – s'identifie par là nécessairement au théâtre ; elle convoque, dans un même lieu, différentes actions autonomes, et la structure s'estompe au profit d'un simple « canevas » : une convention de lieu. La musique, art de l'espace ? Oui, dès lors qu'elle ouvre sur un espace de jeu ou de performance.
Le propos cagien – œuvrer non pas avec les sons, mais des sons – débouche donc sur une théâtralisation qui est appliquée à un espace-temps réel, actuel, présent hic et nunc et susceptible d'accueillir n'importe quel type d'art. La composition est dite alors « indéterminée quant à sa performance » : son exécution n'étant assujettie à aucun planning concernant la nature de ce qui va se produire, elle est « expérimentale », c'est-à-dire à la fois unique et imprévisible pour le compositeur lui-même.
Unique : d'une performance à l'autre, nulle identité n'est conviée spécialement à subsister. « La performance d'une composition indéterminée quant à sa performance, énonce Cage, est nécessairement unique. Impossible de la répéter. À la seconde performance, le résultat est différent. De ce fait, une telle performance n'accomplit rien, puisqu'elle ne peut être saisie comme un objet temporel. » Imprévisible : le compositeur, confronté à la non-identité du composé, devient simple auditeur. Si bien que l'interprète n'a plus à transcrire un texte préétabli dont la restitution s'effectuerait selon un parti pris de régularité et de conformité à une écriture codée. L'interprète n'improvise pas, il joue « ce qui est écrit ». Mais l'écrit, justement, cesse d'imposer un résultat, il ne prescrit qu'un geste. Écriture non plus « causale », mais d« action » : à la faveur de cette mutation, la performance s'émancipe. Comme le dit encore Cage : « Composer est une chose, performing en est une autre, écouter une troisième. Qu'est-ce que ces choses peuvent bien avoir en commun ? »
Une telle poétique table évidemment sur le hasard : c'est le hasard qui assurera l'autonomie de chacune des trois instances, composer, exécuter, écouter. L'originalité de Cage consiste à ne pas limiter à la musique la rupture de la chaîne de communication : de proche en proche, c'est à tous les arts que s'applique le refus d'un fléchage linéaire du sens. En témoignent les « environnements », « assemblages » et autres events que développent, concurremment au travail sur le happening, les disciples de Cage ; un Allan Kaprow, un George Brecht, un Dick Higgins ouvrent bien en ce sens la voie aux performances des années 1970.
Seulement, limiter la généalogie de la performance à une problématique uniquement musicale au départ, et la relier exclusivement à l'irruption du happening dont elle ne serait qu'un avatar, revient à oublier ce que Cage lui-même proclame : l'étendue de sa dette à l'égard de Marcel Duchamp.

3.  Performer et transformer : Marcel Duchamp

Prenons l'exemple le plus clair d'une performance cagienne : l'exécution, au Maverick Hall de Woodstock en 1952, par David Tudor au piano, de la pièce silencieuse qui a rendu célèbre le nom de John Cage, 4′33″. Igor Stravinski, on le sait, eut beau jeu de proclamer qu'il souhaitait entendre, du même compositeur, des pièces identiques mais si possible plus longues... Réaction de musicien ! Mais songeons à la description qu'a donnée Calvin Tomkins de cette exécution de 4′33″ : « Afin de résoudre le problème de la division de la pièce en trois parties, Tudor ferma le couvercle du piano au début de chaque mouvement ; il l'ouvrait à chaque fois, lorsqu'avait pris fin le temps indiqué. » Le jeu de Tudor mettait l'accent sur la théâtralisation, ou, si l'on préfère, sur la rencontre de la musique et du théâtre au cours d'un bref happening. Fort bien ; mais tout cela ne nous apprend rien sur le titre. Pourquoi 4′33″, et non pas – comme l'eut souhaité Stravinski – 17′49″, ou 3 heures 35 minutes et 12 secondes ?
C'est ici que Duchamp intervient. 4′33″ est un « objet trouvé », un ready-made. Ou plus exactement, comme tous les ready-made à la Duchamp, un jeu de mots, fondé, comme le sont tous les jeux de mots, sur une rencontre objective : celle du chiffre 4 et de l'apostrophe, sur la même touche d'une machine à écrire des années 1950 ; celle du chiffre 3 et des guillemets, sur la touche située immédiatement à gauche celle du symbolisme des minutes et des secondes dans la ponctuation... Pour le découpage en trois mouvements, Cage se sert du I Ching ; son hommage à Duchamp n'en est pas moins significatif : la performance telle qu'il 1'« invente » présuppose un ready-made digne de Duchamp.
Sans crier gare, en effet, et dès 1912, soit une quarantaine d'années avant que Cage (né lui-même en 1912) ne s'avisât de livrer sa musique au hasard, Duchamp s'était rendu coupable de plusieurs projets dont chacun répondait au label Erratum musical – quitte à recevoir un autre titre. L'un d'entre eux se nomme très précisément La Mariée mise à nu par ses célibataires, même – tout comme Le Grand Verre... Le manuscrit de Duchamp suggère de numéroter une série de 89 boules (autant qu'il y a de touches sur un piano) de 1 à 89 ; puis de les déverser à l'aide d'un entonnoir dans les wagonnets d'un petit train pour enfants, que l'on fera défiler à vitesse variable. Chaque wagonnet reçoit une ou plusieurs boules ; une fois épuisé le stock de sonorités il suffit de transcrire sur du papier à musique le résultat, wagonnet par wagonnet, c'est-à-dire (si l'on veut) mesure par mesure – et de jouer. « Exécution bien inutile d'ailleurs », ajoute Duchamp !
Le projet de Duchamp a valeur prémonitoire, et même inaugurale. Cette musique est composée par un peintre ; elle n'est musique que de biais, obliquement – le résultat sonore comptant fort peu dès lors que l'ensemble des gestes requis a été accompli. Elle relève donc de ce qu'un Mauricio Kagel dénommera, dans les années 1960, « théâtre instrumental » – étant bien entendu que les instruments de Duchamp ne sont pas d'abord musicaux, puisqu'il s'agit de boules ou de billes, d'un petit train, d'un entonnoir. Une musique qui ne concerne pas d'abord le monde sonore, un théâtre sans texte... Et pourtant, le texte existe. Dans un manuscrit de La Boîte verte, Duchamp parle d'une « recherche des mots premiers (divisibles seulement par eux-mêmes et par l'unité) ». Un mot premier, si l'on comprend bien la définition de Duchamp, désigne la singularité comme telle : seules comptent, comme le dit encore Duchamp, les lois applicables à un seul cas. Duchamp déclare en conséquence « perdre la possibilité de reconnaître (d'identifier) deux choses semblables » : tout ce qui l'intéresse est de l'ordre de l'exception, ou de l'accident. Tout est alors affaire de hasard : chacun des sons qui s'égrènent, boule après boule, dans les wagonnets, tombe par hasard ; chaque boule a reçu un numéro de 1 à 89, mais aurait aussi bien pu en recevoir un autre ; que le clavier d'un piano contienne 89 touches plutôt que 88, ou bien encore simplement 80, relève de la contingence ; le phénomène du tempérament lui-même n'est qu'un compromis, etc.
Et qu'en est-il du jeu sur les mots premiers ? Il suffit de penser au « même » de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. On serait tenté d'écouter, dans ce titre, une confidence (« la mariée... m'aime »). Mais, de l'aveu de Duchamp, même n'a aucun sens, l'auteur ne l'a choisi qu'en songeant au monosyllabe double « Ha-ha » dont Jarry fait usage dans le Docteur Faustroll, et sa fonction est analogue à celle des « mots vides » de la grammaire chinoise : de pure amplification. Même est ce qui rend musical l'Erratum : simple résonance, dans l'acception d'Emmanuel Levinas (le son résonne comme le rouge rougeoie). Simple insistance sur l'identité du titre avec lui-même ; comme si ce titre, pour exister vraiment, avait besoin d'être souligné. , par son vide sonore, transforme la « mariée » en elle-même. Il en est le révélateur, l'exposant photographique, le redoublement.
Telle est l'essence de la performance selon Duchamp : la transformation d'un ready-made. Qu'est-ce, au fond, qu'un ready-made ? Un objet quelconque, neutre, ni beau ni laid, mais dont l'acte de déchiffrer s'empare afin d'y lire une singularité, une unicité ; et cet acte à son tour s'interprète comme un geste artistique. Performer, c'est d'abord lire : le monde est une écriture, il est déjà là, à nous d'en faire jaillir les singularités mais chaque lecture se présente de son côté comme singulière. Le choix que fait Duchamp d'un objet pour l'exposer suffit à le transformer en œuvre d'art ; mais à l'instant où l'objet devient, par ce geste, œuvre d'art, il cesse d'être objet, il perd son identité. S'il s'agit d'un objet technique, urinoir ou roue de bicyclette, industriellement identifiable parce que répété à n exemplaires, cet objet, , devient unique ; il se met soudain à se soustraire à toute « loi » autre que la sienne propre, il échappe à son nom. Comment éviter, dès lors, que le nom de l'auteur ne se substitue au nom de l'objet, recréant un fétichisme, une valorisation, un sens, autour de la personne du créateur ? Pour éviter que la signification, ainsi que le goût qui l'accompagne inéluctablement, ne soient reportés, à défaut de pouvoir affecter l'objet, sur ce qui dure au-delà du geste, c'est-à-dire sur la personnalité du signataire ou sur le , Duchamp procède à ce qu'Octavio Paz appelle une « injection d'ironie » : « Le passage de l'adoration de l'objet à celle de l'auteur du geste est insensible et instantané : le cercle se referme. Mais c'est un cercle qui n'enferme que nous : Duchamp en est sorti d'un bond agile et il joue aux échecs pendant que j'écris ces notes. »
Insistons sur cette ligne de fuite : elle seule permet de se soustraire à la distinction du sujet et de l'objet. Qu'une telle remontée constitue le souci profond et permanent de Duchamp, c'est ce dont témoignent les déclarations mêmes du peintre. En 1963, il confiait à Seitz : « Pour moi, peindre était un moyen d'atteindre un but et non un but en soi... La peinture n'était qu'un outil. Un pont qui pourrait me conduire ailleurs. Où, je ne le sais pas. Je ne saurais le savoir car ce serait un lieu si essentiellement révolutionnaire qu'il serait impossible d'en parler. » Il avait dit jadis à Sweeney : « L'art est un chemin vers des régions que ne régissent pas le temps et l'espace. » Et en 1957, il avait écrit ceci, qui explicite sa pensée : « Selon toutes les apparences, l'artiste agit à la façon d'un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà l'espace et le temps, cherche son chemin vers une clairière. »
Clairière : le rapprochement avec la Lichtung du dernier Heidegger s'impose. À cet égard, il est décisif que l'itinéraire de Duchamp passe par cette critique du goût qu'est le ready-made, critique du « bon goût » en tant qu'interchangeable avec le « mauvais » au gré des modes et des temps – et cela, comme l'a fait observer O. Paz dans son exégèse capitale de Duchamp, . Car ce bon goût qui signale à l'attention le courtisan du xviie siècle ou le parvenu du xixe, et se répand dans les masses au xxe siècle à la suite de la disparition de l'art populaire, à quelle époque est-il né ? Lors de la disparition de l'art religieux : son essor est lié « au libre marché des objets artistiques et à la révolution bourgeoise » (Paz). Si bien que le ready-made est pour Duchamp affaire d'hygiène : « ni art ni anti-art », ni « beauté d'indifférence », mais une zone vide exigeant des mots vides. Un silence. Respectueux de l'art religieux et de la religion en tant qu'art, Duchamp situe néanmoins sa quête en deçà du religieux – exactement à la façon dont Heidegger réclame que l'Être soit pensé avant les dieux. En témoigne sa Lettre à André Breton : « En termes de métaphysique populaire, je n'accepte pas de discuter de l'existence de Dieu – ce qui veut dire que le terme « athée » (par opposition au mot « croyant ») ne m'intéresse même pas... Pour moi il y a autre chose que oui, non et indifférent–  c'est par exemple l'absence d'investigation de ce genre. »
Le silence de Duchamp s'appuie donc sur le ready-made comme destruction du sens et retour au Neutre. Mais à quelles conditions un objet sera-t-il réellement neutre ? Ébloui par la découverte qu'il fait de Duchamp, J. Cage constate que « tous les objets se mettent à devenir des duchamps ». Mais le passage de la majuscule à la minuscule ne trahit-il pas le propos de Duchamp ? Si tout est ready-made, plus rien ne l'est. Le problème est de se prémunir contre l'inflation des objets trouvés. C'est ce qu'expose fort lucidement Duchamp lui-même : « N'importe quoi peut devenir très beau au bout de peu de temps si vous répétez l'opération trop souvent, et j'ai dû, pour cette raison, limiter le nombre de mes ready-made ». En somme, le ready-made, s'il devient œuvre, perd son aspect de profanation, et, s'il maintient sa neutralité, « préserve le geste en œuvre » ; d'où une grande instabilité, pour ne pas dire une perpétuelle évanescence : on est tenté de répéter indéfiniment le geste même qui, dès lors qu'il se répète, vous condamne vous-même à vous enfermer dans votre propre autoréférence, bref, fait de vous un cliché. Paz souligne ici l'importance du désintéressement, et pas seulement sur le plan financier : « Mépriser l'argent est une chose ; il est plus difficile de résister à la tentation de faire des œuvres, de se transformer en œuvre. » Telle est pourtant la rigueur de la démarche : elle est centrée sur le caractère définitif du choix. « Difficile, dit Duchamp, de choisir un objet qui ne vous intéresse absolument pas et pas seulement le jour où vous le choisissez, mais pour toujours, et qui n'ait jamais aucune chance de devenir beau, joli, agréable à regarder, ou laid. » Le choix devient alors un « rendez-vous » – avec l'érotisme qu'implique l'expression : l'insistance sur l'unicité, sur la présence réelle permet d'éviter l'inflation des « duchamps » et de contourner le culte de la personnalité. Prémonitoire des « structures » de Cage apparaît ainsi le calendrier selon Duchamp : « En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute) d'inscrire un ready-made. L'important alors est donc cet horlogisme, cet instantané... C'est une sorte de rendez-vous. » Car le rendez-vous de Duchamp, pas plus que la structure ou le canevas de Cage, ne vise quelque union avec la divinité ou quelque contemplation d'une vérité suprême : « rendez-vous avec personne qui a pour fin la non-contemplation » (Paz), il révèle bien plutôt un nihilisme capable de nier le Néant qu'il a pourtant promu, un nihilisme « positif » susceptible de se nier lui-même. Le ready-made débouche sur l'étrange rituel d'une performance dont O. Paz observe qu'elle n'est pas sans affinités avec le chapelet tibétain : comme dans La Grande Sutra de la Sagesse parfaite, chacun d'entre nous doit conquérir l'état bienheureux du boddhisattva, tout en sachant pertinemment que le boddhisattva est un « nom vide ».
En quel sens Cage est-il l'héritier de Duchamp ? Il rend hommage à Henry David Thoreau ou à James Joyce en prenant leurs œuvres comme des ready-made et en choisissant de n'y déchiffrer que des mots vides, des Empty Words (selon le titre du recueil publié en 1980, qui reprend la célèbre conférence portant le même nom et consacrée à la lecture d'extraits, syllabes et phonèmes tirés au hasard, de Thoreau). Dans les Mesostics – forme poétique adaptée des acrostiches, et qui autorise une lecture « verticale » du nom de la personne à laquelle est dédié le poème –, Cage place sur un premier vers un mot au sein duquel est imprimée en majuscules la première lettre du nom qu'il s'agit d'honorer ; sur le second vers, un mot dans lequel figure la deuxième lettre de ce nom, etc. La « lecture » de Thoreau ou de Joyce par Cage permet à celui-ci de se dédouaner de l'accusation d'être un créateur au sens classique, à part entière : parce qu'il signe sa lecture « verticalement » du nom de l'autre, il cesse de se prendre lui-même pour un sujet, pour « le » sujet actif, agissant ; mais c'est par cela même qu'il interprète, qu'il performe, encore qu'interpréter ou performer se réduise ici à tirer au sort ce qui sera retranscrit ou cité. Comme le disait Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » : dans le cas de la lecture de Finnegans Wake par J. Cage, l'interprétation est créatrice en ce qu'elle débouche directement sur un autre texte, sur une autre œuvre. Mais cela n'implique-t-il pas que le texte premier, celui de Joyce, « regarde » au préalable son lecteur en comprenant d'avance la lecture de ce dernier comme faisant partie intégrante de son propre univers ? Joyce n'écrit pas seulement Finnegans Wake, il engendre Cage lisant Finnegans Wake ; or, ce que lit Cage, c'est l'empreinte, la trace, la signature de Joyce dans son roman. Ici, la comparaison avec Duchamp devient éclairante : dès lors que le regardeur est « fécondé par l'œuvre qu'il regarde » (Paz), son regard est inclus dans l'objet, et celui-ci « se » regarde par l'œil du regardeur. « Je regarde le tableau, énonce Paz, mais je le regarde regardant ce que je regarde – me regardant. » Et si je regarde La Mariée de Marcel Duchamp, c'est la mariée qui se voit elle-même. « La vision d'elle-même l'excite : elle se voit et elle se met à nu dans le regard qui la regarde. Réversibilité : nous la regardons se regarder et elle se regarde dans notre regard qui la regarde mise à nu » (Paz). De même pour Joyce : lire Joyce à la façon cagienne des Mesostics qui découvrent partout le nom de Joyce, c'est être suscité, en tant que regard, par Joyce « se lisant lui-même », c'est-à-dire signant (à n'importe quel endroit...) son propre texte. Le lecteur se fait auteur puisqu'il contraint le nom de l'auteur à apparaître là même où l'auteur croyait s'être dissimulé le mieux : dans l'anonymat du vif de son texte. Cage oblige Joyce à « signer » un texte dont on ne peut dire qu'il appartient à Joyce, puisque c'est Cage qui l'a choisi, et dont on ne dira pas davantage qu'il appartient à Cage, puisqu'il est entièrement de l'ordre du ready-made. La performance a pour effet la suppression du nom du décideur : la lecture n'est jamais qu'une lecture de plus au milieu d'un enchaînement indéfini, répétant sa propre répétition, « compte total en formation » pour Mallarmé, mais qui, pas plus chez Mallarmé que chez Duchamp ou chez Joyce, ne s'achève.
Les différentes théories de la performance ne seront dès lors que des variations sur le de ce « compte total en formation » : des manières différentes d'enter nos récits sur le jeu de miroir d'une tradition.

4.  Performance et narrativité

C'est au philosophe Jean-François Lyotard que revient le mérite d'avoir fait clairement la distinction, pour la première fois, entre les théories « performatives » – qui s'efforcent de justifier la science moderne et les divers développements de la technologie au xxe siècle par des discours de « légitimation », axés sur des critères « positifs » de cohérence et de rentabilité – et les discours « narratifs » que caractérise « l'incrédulité à l'égard des métarécits », c'est-à-dire l'indifférence à l'endroit des critères de ce genre, et plus généralement envers les justifications dont s'entoure la modernité triomphante. Le maître livre qu'est La Condition postmoderne oppose, à l'idéal moderne de l'accroissement de la puissance et de l'efficacité comme optimisation des performances (au sens utilitaire...) de ce système dans lequel nous sommes pris, 1'« impouvoir » du « savoir narratif » nécessairement battu en brèche et discrédité par le positivisme ambiant, mais dont la forme qui est celle du récit, ne cesse de nous hanter et de nourrir en nous la fibre – « postmoderne » même, encore que nous n'en ayons pas fini de supporter les conséquences de la modernité, de la et du désenclavement à l'égard de la pensée calculante.
En quoi l'art-performance avive-t-il 1'« incrédulité à l'égard des métarécits », c'est-à-dire de les légitimations ?
Réponse : la forme narrative – et, par extension, la pragmatique de l'art-performance – « obéit à un rythme, elle est la synthèse d'un mètre qui bat le temps en périodes régulières et d'un accent qui modifie la longueur ou l'amplitude de certaines d'entre elles ». Lyotard décèle l'influence de ce rythme dans 1'« exécution rituelle » de certains contes indiens : « transmis dans des conditions initiatiques, sous une forme absolument fixe, dans un langage que rendent obscur les dérèglements lexicaux et syntaxiques qu'on lui inflige », ces contes « sont chantés en d'interminables mélopées » qui défient la compréhension et s'imposent en deçà de tout sens, préalablement à toute velléité de communication et donc antérieurement à tout besoin de justification. Car c'est par leur seule forme que ces mélopées se diffusent : des comptines enfantines aux musiques répétitives ou « planantes », nul contenu ne légitime aucun savoir positif – seul importe le refrain. Performer, c'est répéter – et rien ne se laisse mieux répéter que l'absence de sens ou de contenu : l'essence de la narrativité, c'est sans doute, assez paradoxalement, au niveau zéro du « narratif » dans l'acception habituelle qu'il convient de la chercher. La performance est donc bien une pratique de délégitimation, et cela en vertu de la pratique temporelle elle-même qui se trouve mise en jeu dans l'acte de performer : autonome, celui-ci n'a même pas à s'appuyer sur le présent comme sur un déjà-là afin de trouver à se justifier ; il peut se permettre de vivre la présence du présent « avant » d'ériger cette présence en un passé salvateur ; il lui est loisible d'en aiguiser en quelque sorte la précarité. Autrement dit, le présent n'a pas ici à être privilégié, et ne saurait servir de garantie ou de caution pour quelque tactique légitimatrice que ce soit. J.-F. Lyotard l'exprime en toute clarté : « À mesure que le mètre l'emporte sur l'accent dans les occurrences sonores, parlées ou non, le temps cesse d'être le support de la mise en mémoire et devient un battement immémorial qui, en l'absence de différences remarquables entre les périodes, interdit de les dénombrer et les expédie à l'oubli. Qu'on interroge la forme des dictons, des proverbes, des maximes qui sont comme de petits éclats de récits possibles ou les matrices de récits anciens et qui continuent encore à circuler à certains étages de l'édifice social contemporain, on reconnaîtra dans sa prosodie la marque de cette bizarre temporalisation qui heurte en plein la règle d'or de notre savoir : ne pas oublier. »
Inutile, pour un peuple qui « fait du récit la forme clef de la compétence », de chercher à « se souvenir de son passé ». Ce qui instaure la « matière » de son « lien social » ce n'est pas – ou pas seulement – « la signification des récits », mais « l'acte de leur récitation ». La performance consiste dans cet acte même : elle peut donc fort bien se dispenser de toute allégeance au sens, c'est-à-dire à la légitimation à partir du passé ; il lui suffit de s'ancrer dans un présent vivant. « La référence des récits, dit encore Lyotard, peut paraître appartenir au temps passé, elle est en réalité toujours contemporaine de cet acte (de récitation). C'est l'acte présent qui déploie à chaque fois la temporalité éphémère qui s'étend entre le J'ai entendu dire et le Vous allez entendre. »
L'art-performance renvoie par conséquent à un état de société dans lequel les récits participent d'une « temporalité à la fois évanescente et immémoriale » (J.-F. Lyotard).

5.  L'esthétique du groupe Zaj

Performer, disions-nous à partir de l'exemple de M. Duchamp, c'est transformer un ready-made. Les analyses d'un J.-F. Lyotard montrent de quelle manière un ready-made se branche sur un discours : la tradition est une transformation s'appliquant à un récit pris comme ready-made. Et par « récit », il faut entendre l'ensemble des énoncés possibles, selon les divers degrés de narrativité envisageables. Un système philosophique est un récit, tout comme un mythe ou un conte ; tous les jeux de langage sont des récits, et la performance peut fort bien porter sur les formes de vie associées à ces jeux de langage, en débouchant ainsi sur le silence, sur des gestuelles totalement muettes. On retrouve par là le problème de la filiation de la performance par rapport au happening. Certains puristes – arguant principalement du fait que performer semble requérir, ou requiert en général, une activité scénique autonome, disjointe des réactions et participations du public – refusent toute assimilation de la performance au happening : insistant sur la problématique – issue d'Artaud – du théâtre « pur », non verbal, non langagier, un praticien et théoricien comme l'Américain Michaël Kirby voit dans le happening l'antithèse de la performance, dans la mesure où il s'agit d'un spectacle résolument théâtral, mais dont l'organisation est le fait (en général) des seuls plasticiens, lesquels optent (tout naturellement) pour des structurations insulaires ou compartimentées plutôt qu'informatives ou séquentielles, et ne retiennent du champ verbal que certains effets vocaux. Mieux vaut se garder cependant de durcir l'opposition entre happening et performance : les deux formes se rejoignent, dès lors que leur référence à la théâtralité s'approfondit. Soit une pièce classique : si les machinistes changent le décor, l'espace-temps que véhicule implicitement avec lui chaque personnage, et qui, par le contrepoint qu'il instaure avec l'espace-temps « réel » du public, confère sa signification à la théâtralité comme telle, cet espace-temps s'estompe ; et on peut même penser qu'il cesse d'exister. Le jeu, dans les happenings comme dans les performances, ressemble à celui des machinistes plus qu'à celui des acteurs ; l'interprète n'a que faire de la représentation d'un espace-temps imaginaire, il est censé restituer simplement l'attitude ou les mouvements que l'auteur a prévus. Cela exclut l'improvisation : bienvenue dans la commedia dell'arte où les caractères, une fois donnés, ont à s'ajuster les uns aux autres, l'improvisation est parfaitement superflue dans des spectacles qui, parce qu'ils présupposent la réalité de l'espace-temps en jeu, du Zeitspielraum, réduisent pour ainsi dire les interprètes (quelle que puisse être la complexité de ce qui leur est donné à interpréter) à n'être que des effets.
Performances et happenings ont en commun de susciter des situations a-logiques plutôt que logiques illogiques, et de viser des objets ou des matériaux « concrets », liés au quotidien plutôt que voués à l'abstraction d'une symbolisation centrée sur l'imaginaire.
S'il y a un sens, impossible de savoir lequel : nulle association, nulle configuration claire de détails ne dissipera l'indétermination de l'exécution ; nul réseau d'indices n'exorcisera la menace d'équivoque. On travaille sans filet. Et de ce que les interprètes « font de l'effet », on n'inférera pas la toute-puissance « causale » de l'auteur. Comme le dit Lyotard, « l'autorité sur les récits » ne saurait être attribuée à quelque « incompréhensible sujet de la narration ». Ce sont les récits qui « ont d'eux-mêmes cette autorité. Le peuple n'est en un sens que ce qui les actualise, et encore le fait-il non seulement en les racontant, mais aussi bien en les écoutant et en se faisant raconter par eux, c'est-à-dire en les « jouant » dans ses institutions : donc aussi bien en se portant aux postes du narrataire et de la diégèse que du narrateur ». Voilà qui minimise l'importance de l'opposition entre performance sur scène et happening participatif ; dès lors que l'autorité de ce qui se dit vaut plus que l'identité du récitant, celui-ci peut bien être ou non l'auteur, ou faire partie ou non du public : ce qui compte est que le texte (ou son absence) se manifeste. Les performances relèvent d'une « pragmatique narrative populaire, qui est d'emblée légitimante » et n'a nul besoin d'une référence à un sujet, à un auteur, à une origine historiquement située et datée. Elles peuvent réactiver des gestuelles millénaires : la provenance de leurs rites est effectivement immémoriale.
D'où l'impression, si saisissante, de vérité ou de véridicité que l'on éprouve lors de performances « magiques » comme celles du groupe Zaj : quelque chose d'absolument essentiel s'y noue, s'y renoue et s'y dénoue, sans qu'il soit en général possible de le préciser. simplement ce « quelque chose » prend à la gorge... Essayons, à défaut d'une élucidation exhaustive qui se révélerait de toute façon impossible, de mieux cerner ce « quelque chose ». Une esthétique de la performance extrêmement typée et originale apparaît alors.
Comme l'explique José Antonio Sarmiento dans sa préface au catalogue publié en 1996 à l'occasion de la rétrospective Zaj au Museo Reina Sofia à Madrid, Zaj est né en Espagne, au début des années 1960, de la rencontre du compositeur canarien Juan Hidalgo – lequel se réclame assez éloquemment de J. Cage et de M. Duchamp – et du compositeur italien Walter Marchetti. Plusieurs artistes espagnols ont successivement rejoint puis quitté Zaj ; le groupe s'est stabilisé lorsqu'est arrivée une artiste issue des arts de l'espace, Esther Ferrer. Le premier concert Zaj eut lieu le 21 novembre 1964. Pour en mieux saisir la portée, il faut sans doute se reporter à l'atmosphère de l'époque : le texte-manifeste que le compositeur argentin Mauricio Kagel avait consacré, en 1963, au théâtre instrumental peut servir ici de témoignage. La spécificité de l'entreprise Zaj ressortira suffisamment, croyons-nous, d'une comparaison avec le travail de Kagel.
Que vise en effet ce dernier ? À ses yeux, l'esthétique du «  théâtre instrumental » naissant doit s'efforcer de réaliser d'abord une synthèse entre jeu instrumental et pratique théâtrale sur la scène nue. Une telle synthèse repose essentiellement sur le mouvement : il convient, dit Kagel, de « mettre la source sonore dans un état de modification : tourner, voltiger, glisser, cogner, faire de la gymnastique, se promener, remuer, pousser, bref, tout est permis de ce qui influence le son sur le plan dynamique et rythmique ou qui provoque la naissance de nouveaux sons ». Et l'agent de ce mouvement, c'est l'instrumentiste lui-même. Rien, à la limite, ne devrait lui être imposé, si ce n'est – comme pour un simple machiniste – « la façon matérielle de traiter les instruments et la succession temporelle des entrées ». M. Kagel s'appuie sur la création, à l'Académie des beaux-arts de Venise, du Poème pour des tables et des chaises de l'Américain La Monte Young : « La durée d'exécution était fixée à quinze minutes et le nombre des exécutants à six. Les participants s'emparèrent dans l'atelier de la classe de peinture de six chevalets hauts et lourds et, les tenant légèrement inclinés, se mirent à les traîner lentement et dans des sens opposés à travers la pièce. Le résultat fut un flux et un reflux de la plus grande intensité sonore, quelque chose comme un mélange de son fondamental filtré vers le grave avec une Flatterzunge de caractère exceptionnel des instruments à vent. C'était une véritable musique de cabaret expressionniste, une aventure acoustique formidable, que l'aspect étrange de ce qu'on voyait ne dérangeait nullement. L'uniformité – on ne faisait rien d'autre que de tirer les chevalets, et rarement les six exécutants les tiraient en même temps – se fit sentir à la neuvième minute, cela devint insupportable un peu plus tard, mais vers la fin, peut-être justement à cause de la monotonie persistante, il y eut comme un regain d'intérêt. »
Cette description met l'accent sur l'aspect indirect, « oblique », de la production sonore ; mais elle montre aussi qu'il s'agit d'un effet obligé. Comme la plupart des œuvres de théâtre « musical » élaborées par des compositeurs, la pièce de La Monte Young, si économe qu'elle soit d'indications et notations de jeu, n'en prescrit pas moins une « aventure acoustique », que « dérangera » ou non la mise en scène. De même, quand M. Kagel analyse le Concert for Piano and Orchestra de Cage ou sa propre pièce, Sonant, il fait mention du silence sur lequel peut déboucher telle ou telle exécution ; mais ce silence n'est jamais qu'un phénomène limite ou un cas particulier ; et nous savons, grâce au musicien J. Cage, que nul silence « réel » n'existe, que le silence n'est qu'un mot pour désigner l'ensemble des bruits non voulus, bref que tout silence est intentionnel (J. Grenier) – c'est-à-dire conventionnel : forme de vie renvoyant à un jeu de langage.
Force est donc de recourir, dans chacun des exemples que cite Kagel, à une référence sonore ultime. Dans le cas de la performance, une telle référence est-elle inéluctable ? Cette question, le groupe Zaj la pose dans toute son ampleur. C'est toujours la question du silence – mais , oserons-nous dire, tout autrement.
Zaj ne s'interdit nullement le recours aux sonorités et bruits de tous ordres : Hidalgo et Marchetti s'étaient connus en suivant tous deux l'enseignement de Bruno Maderna en 1956 à Milan ; leurs œuvres ont figuré au répertoire des cours d'été pour la nouvelle musique de Darmstadt à partir de 1957. Ce sont au départ des compositeurs d'immense talent – et ils le sont restés, comme en témoignent plusieurs pièces récentes (songeons au Rrose Sélavy de J. Hidalgo, pour ne mentionner qu'un seul exemple de « composition » strictement musicale). Mais Zaj se permet parallèlement des œuvres dans lesquelles rien ne se trame de sonore.
Dans une saynète de W. Marchetti, on risque (seulement) de percevoir – si l'on prend vraiment la peine d'écouter – dans un pianissimo plus ténu encore que ceux de Webern ou de Feldman, un ruissellement des plus délicats, celui – entendu ? imaginé ? – d'une seule goutte de liquide, dont l'écoulement s'effectue d'abord en deçà du seuil d'audibilité, puis, poussé par une seconde goutte, par une troisième, par tout un filet, celui d'un petit jet de plus en plus net, qui se déploie en une mini-cascade et s'élargit s'amplifie, s'exacerbe... De quoi s'agit-il ? La description en termes de sonorités, ici, n'apporte rien. Car l'action consiste dans le déversement du contenu entier d'une bouteille d'apéritif, avec toute la lenteur d'un maître de chais, par l'interprète, J. Hidalgo, dans un verre sis au centre d'une table elle-même placée au milieu de la scène ; si bien que le verre, rempli à ras, déborde, sur la table d'abord, puis sur le sol.
On imagine quelles réactions peut susciter ce type de spectacle. Elles vont, bien sûr, du calme le plus détaché – ne se doit-on pas de laisser remplir son verre par un chambellan en gardant, même s'il en verse à côté, la plus sereine impassibilité ? – à la contraction – quoi ? le verre déborde, et celui qui le remplit ne s'en aperçoit pas ? – et au malaise – jusqu'où ira-t-il ? – pour s'achever, peut-être, sur un soulagement – ce n'était donc que cela !
Mais le que se fait ainsi le spectateur n'est nullement exclusif d'une possible évocation (conforme à ce qu'un R. Kostelanetz attend d'une œuvre d'art inférentiel) du Grand Verre de M. Duchamp. Le de Marchetti ne lui ressemble-t-il pas, ne serait-ce qu'à la faveur d'un jeu de mots ? – Plus encore, 1'« environnement » posthume auquel a si longtemps travaillé secrètement M. Duchamp, Étant donnés..., ne contient-il pas une chute d'eau dont on sait que jumelée avec certain gaz d'éclairage, elle contribue à l'animation d'une vision érotique assez insolite dans son silence ?
La « musique liquide » de Zaj s'inscrit par conséquent au centre magnétique des préoccupations de Duchamp – comme s'il s'était agi, pour W. Marchetti, de combler en quelque sorte l'intervalle qui sépare l'Erratum musical (prémonitoire, on l'a vu, du Grand Verre), de la musique « muette » de la chute d'eau dans Étant donnés... Et il devient possible, à partir de Zaj, de réinterpréter « spatialement » le silence initialement « temporel » des 433″ de Cage : le versement dans le verre, en réplique au déversement des boules ou billes figurant les divers sons possibles dans l'Erratum de Duchamp, confère une épaisseur réelle, quasi tactile, au temps de silence que toute musique se fraye au-dessous de chaque instant afin d'y laisser glisser d'éventuelles sonorités « voulues ». Rien de surprenant à ce que le premier concert Zaj, à la fin 1964, se soit ouvert sur une exécution de 433″. Mais l'action ne s'y résumait pas, comme dans la création de l'œuvre en 1952 par David Tudor, au geste de fermer le piano et de le rouvrir une fois le temps écoulé. Pour Zaj, 433″, ready-made repris pour être transformé, donnait lieu à un spectacle digne des Actes sans paroles de Beckett : on se tient d'abord immobile au sein d'un espace délimité par quatre liteaux de bois et configurant une cage ; après 415″, et pendant les 18 secondes restantes, on actionne la commande manuelle qui sert à faire grimper au plafond la cage ainsi symbolisée. L'hommage à J. Cage se double d'un jeu de mots. C'est Pour les oiseaux avant la lettre.
Il ne s'agit cependant pas, pour Zaj, de se laisser enfermer dans un legs culturel précis. Ainsi, loin de ne faire que « répéter » Cage ou Duchamp, Marchetti laisse affleurer une affirmation plus silencieuse encore que la leur. La performance qui consiste à remplir un vase en en excédant la capacité par un versement délibérément indéfini n'atteint notre sensibilité et ne met en jeu nos nerfs que parce qu'elle mise sur un archétype qui nous est peut-être consubstantiel, en réactivant une gestuelle ignorée, un passé qui n'a jamais été (pour nous) présent ; au Japon, en revanche, elle est bien connue. Qu'il suffise de rappeler cette anecdote, que cite Nancy Wilson Ross dans son livre sur Le Bouddhisme zen : un « homme éclairé » se rendit un jour auprès d'un maître du zen « pour s'instruire sur cette philosophie exceptionnelle. Le maître invita poliment son visiteur à prendre avec lui une tasse de thé pendant qu'ils converseraient. Lorsque le maître eut préparé le thé selon le rituel du strict cérémonial, il commença à remplir la tasse de son visiteur, et continua à verser le liquide d'un vert ambré jusqu'à ce que la tasse débordât. Comme il ne s'arrêtait pas pour autant, son hôte, incapable de dissimuler sa surprise, s'écria : – Maître, ma tasse est déjà pleine ! Sur quoi le maître posa sa théière et dit : – Comme cette tasse, vous êtes plein de vos opinions et de vos théories propres. Comment pourrais-je vous faire comprendre le zen, à moins que vous ne commenciez par vider votre tasse ? »
Zaj, a dit J. Cage, est « plus nô que le nô ». Qu'une performance soit susceptible en effet de transculturalité – conformément à ce que soutient aux États-Unis un théoricien comme Richard Schechner – requiert que soit préservée, indépendamment de tout emprunt à des cultures différentes, la part du présent. Les performances Zaj mettent en scène des koâns : c'est vrai, mais il est tout aussi vrai que ce que J. Hidalgo désigne sous le nom de « document public » ou d'« etcetera », à savoir un koân pris comme ready-made et transformé, vaut ici et maintenant, dans l'Espagne d'aujourd'hui et non dans le Japon d'hier ; nul souci de citation, encore moins de collage, ni non plus de reconstitution historique chez aucun des membres du groupe Zaj, dont le travail s'inscrit dans une actualité totalement assumée. On peut accepter l'idée que Zaj participe de ce qu'il y a de zen dans le nô. Mais de ce même zen, J. Cage disait qu'il ne fallait en aucun cas le tenir responsable de ses actions à lui, J. Cage – bien que rien de ce qu'il avait entrepris n'eût pu l'être sans le zen. « Après tout, continuait Cage, qu'est-ce aujourd'hui que le zen, dans l'Amérique de la seconde moitié du xxe siècle ? » Il en va de même pour Zaj : ne s'inspirant pas de la « lettre » du zen, c'est-à-dire ne s'inféodant à aucune érudition, et ne dévoyant nullement le zen en le « vulgarisant », Zaj réinvente la préhistoire du zen – au sens où Zeami rattache le nô à kagura, au « divertissement des dieux », à la danse devant le sanctuaire, plutôt qu'au bugaku, au divertissement profane ou de cour.
J. Hidalgo s'est un jour explicitement référé au théâtre chinois, à un théâtre forgé par deux millénaires de processions ; de même, on serait tenté de rapporter ce que les Japonais entendent par gyodô, le « cheminement » (ou l'Unterwegs de Heidegger) en tant que déambulation de la fête, à ce que Zaj pratique sous la forme de trajets ou de parcours. Zaj s'est également voué au mail art, à l'art des envois postaux et de la correspondance, des signes et des signaux ; à la publication de livres-objets, simultanément recueils de partitions et explorations de l'espace graphique, mais partitions-koâns et pictogrammes qui introduisent, comme les objets postaux, à une scansion rituelle de l'espace plutôt que du temps. Ces divers éléments pointent vers une narrativité au degré zéro susceptible de déployer toutes les virtualités du silence. Zaj découvre et invente pour les barbares occidentaux que nous sommes la sérénité de l'équilibre que la Chine ancienne avait su faire régner entre silence et discours d'une part, et silence-discours et discours-action d'autre part. D'abord, comme le rappelle le philosophe Lik Kuen-Tong, le discours est, aux termes du I Ching, « le yang du silence », et le silence « le yin du discours ». Mais « un yin un yang », c'est le tao. « L'alternance du dire et du silence est donc une manifestation de la loi cosmique du I, le procès premier de la créativité, réalité ultime de l'univers. » En second lieu, les distinctions du discours et du silence, et du discours et de l'action, viennent à se fondre : « Le silence ne prend corps que dans l'action. Le discours jaillit du silence de l'action, et y retourne... La vérité du tao n'est pas destinée à être seulement pensée et dite, par-dessus tout ; il convient de l'accomplir et de l'agir. » Les performances Zaj sont de telles actions, dans lesquelles l'agir ne se sépare pas du non-agir ; et le dire qu'elles laissent résonner dans le silence, pour muet qu'il soit, n'en est pas moins plus éloquent que tous les discours en ce qu'il agit : il fait se lever un monde.
Mais ne nous y trompons pas : ce monde est, selon le mot de Mireille Buydens à propos de Gilles Deleuze, « production contingente » et non pas « donnée nécessaire ». Ou, pour l'exprimer avec le Deleuze de la Logique du sens : « Le sens est présenté comme Principe, Réservoir, Réserve, Origine, Principe céleste, on dit qu'il est fondamentalement oublié et voilé, principe souterrain, qu'il est profondément raturé, détourné, aliéné. Mais sous la rature comme sous le voile, on nous appelle à retrouver et restaurer le sens soit dans un Dieu qu'on n'aurait pas assez compris, soit dans un homme qu'on n'aurait pas assez sondé. Il est donc agréable que résonne aujourd'hui la bonne nouvelle : le sens n'est jamais principe ou origine, il est produit. Il n'est pas à découvrir, à restaurer ni à réemployer, il est à produire par de nouvelles machineries. » Le silence Zaj, comme le silence de John Cage (nous devrions dire : le silence Cage), n'est pas, il est produit. Dans l'anonymat et l'humilité : en toute modestie. En cela, en ce sens, il est superlatif : plus sacré que tout Sacré, dès lors qu'il met le Sacré en déroute.
Plus célèbres, mais sans doute moins décisives parce que relevant d'une interrogation moins radicale malgré les apparences, auront été, avec tout ce que leur ascèse offrait de pathétique mais aussi d'excès dans la provocation, les performances d'une Gina Pane. Il est difficile de ne pas voir, comme Jean Clair, un « masochisme paroxystique » dans les Projets de silence de cette artiste. Il faudra, par exemple, « le long d'une rivière couverte d'un drap blanc, laver ses mains dans un bol de chocolat bouillant et faire boire ensuite le breuvage à un membre du public. Suivre, les yeux bandés, un sentier dangereux, se forcer à cracher jusqu'au sang ; s'ouvrir à l'aide d'un rasoir les épaules, les flancs et les avant-bras comme si l'on désirait imiter et profaner un rituel antique que le public pourrait interpréter selon son goût, soit comme le sacrement de la communion, soit comme un rite d'initiation, soit comme un rite d'automutilation, etc. » Le simulacre est ici ouvertement revendiqué ; la force de Zaj, en regard, était de ne jamais s'éloigner de l'authentique. Non qu'intervienne à ce propos le moindre jugement de valeur : simplement, Zaj ne fait pas semblant. Pour prendre ailleurs un point de comparaison, l'« ouverture à l'autre » dont se réclamait explicitement Gina Pane ne pouvait déboucher, quelle que fût la réalité physique ou physiologique mise (parfois courageusement) en jeu, que sur un délire d'interprétation de type moderne ou hypermoderne, ou, si l'on préfère, « paranoïa-critique » au sens dalinien, avec l'Orient, la mystique, le christianisme, les rituels antiques, etc. Mais à la modernité de Dali, on ne peut qu'opposer la « postmodernité » de Chirico, dont les tableaux de l'époque « métaphysique », pas plus que les velléités de retour au classicisme pur et simple, ne dissimulent aucune « pensée calculante », aucune « crédulité à l'égard des métarécits » donc aucun souci de légitimation. Il en va de Zaj comme de Chirico : leur innocence fascine.

6.  Performance et présence

« Le Choc du présent » : tel était le titre de l'une des communications les plus remarquables du colloque sur Performance et postmodernité organisé en octobre 1980 à Montréal par la revue Parachute. L'auteur, René Payant, qui enseigna l'histoire et la théorie de l'art à l'université de Montréal, et à qui l'on doit, reprises dans un important recueil posthume (Vedute, 1987), nombre d'analyses audacieuses, l'histoire de l'art à l'université de Montréal avait choisi – comme nous l'avons fait ici même – de faire remonter à M. Duchamp l'ère actuelle (« postmoderne » parce que rongeant « de l'intérieur » une « modernité » vouée à l'efficace et au calcul) de la performance. C'était afin de préciser la part de la présentation du présent dans le ready-made – et d'en tirer une esthétique de la présence qui vaut d'être ici évoquée, en ce qu'elle est distincte de l'esthétique du rite et du cérémonial que propose Zaj.
L'urinoir que Duchamp tente sans succès de faire exposer au salon new-yorkais des Indépendants de 1917 est bien un « objet trouvé », emprunté à la production industrielle la plus banale, et dont la nature ou (si l'on ose dire) le contenu paraît suffisamment « neutre » pour que l'on hésite à l'exhiber. Mais dans les expositions ultérieures comme sur les photographies d'époque on s'aperçoit que Duchamp apporte une modification décisive à la situation spatiale d'un tel objet : il l'érige sur un socle. La performance de Duchamp oblige l'urinoir à « perdre sa fonction » : comme l'observe R. Payant, « transformé, déconnecté de sa tuyauterie, retiré du lieu privé de son utilisation, basculé de 900 et posé sur une base, cet urinoir serait malgré tout utilisé à ses fins (perdues) qu'il prouverait aussitôt qu'il est effectivement ici une fontaine. Le jet émergeant alors de l'objet – rapport à l'extérieur qui est « anormal » pour l'objet urinoir – se retournerait donc contre l'utilisateur qui ne se serait pas contenté de regarder, c'est-à-dire d'accomplir sa fonction de spectateur (pour faire l'œuvre). Le titre, nom propre de la sculpture, est donc celui de cette composition qui implique un angle de présentation et une base ».
La base, le socle, rehausse donc l'urinoir au rang de sculpture : l'institution du musée désigne l'urinoir comme artistique, et le titre témoigne, au niveau du langage, de cette mutation défonctionnalisante : quoi de plus poétique en effet, qu'une fontaine ? Il s'agit bien d'un titre de noblesse : l'appellation « fontaine » sacralise l'urinoir. Simultanément, le renversement spatial et le changement lexical introduisent à une saisie renouvelée de l'objet, saisie à la faveur de laquelle ce n'est pas l'objet seul qui se donne à percevoir, mais l'objet au sein de son contexte – comme si la performance consistait à faire que l'œuvre investisse son environnement. Ce qui vient à la présence, ce n'est pas seulement le ready-made « urinoir », c'est la rencontre du ready-made « fontaine » et du ready-made « institution de musée » qui l'encadre et le baigne. « Fontaine, comme le dit R. Payant, indique alors les conditions d'existence de l'œuvre d'art, conditions qui lui préexistent et qui fondent le système de sa réception et de sa transmission. Bref, métonymie (représentant conceptuellement tout le musée) et synecdoque (participant concrètement de tout ce qui encadre l'objet sélectionné comme artistique), la base devient ici l'emblème du musée, de la tradition, de l'institution artistique tout entière. Fontaine met donc en scène la fonction déictique de la base. Celle-ci, à la fois, montre l'objet qu'elle élève comme artistique et marque, fait remarquer, le lieu d'où cet objet est signifié comme artistique. »
Qu'en est-il d'autre part de la signature ? À la gauche de l'urinoir, l'inscription « R. Mutt, 1917 » en tient lieu. Elle remplace le nom de l'entreprise qui avait fabriqué l'urinoir : Mott Work. Duchamp a supprimé Work, escamotant par là toute référence à un travail. Reste alors un « mot » : Mott.
Duchamp l'orthographie Mutt : changeant le o en u, il « ouvre » le mot, il pratique 1'« ouverture du champ »... Et il ajoute, en guise de prénom, R., c'est-à-dire une initiale qui réduit le prénom à Rien. Le résultat se lit (R. M.) (utt), c'est-à-dire « Ready-Made utt », ou encore « Ready-Made eût été ». Là se révèle l'assignation de présence : sans l'ajout de « utt » à « Ready-Made », on n'aurait eu qu'un ready-made ; le supplément « utt » transforme le ready-made. Mais en quoi le transforme-t-il ? En rien d'autre qu'en lui-même... Ce serait le cas de dire, avec le Mallarmé du Coup de dés : « Rien n'aura eu lieu que le lieu. » Comme le « même » de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1'« utt » confirme et redouble, par son insignifiance, la présence du ready-made, ou, selon la formule de R. Payant, « la transformation, ce qui s'ajoute, ne semble avoir ici comme fonction que d'indiquer ce qui était déjà là : c'est pourquoi elle peut être minime ou banale car elle ne vaut pas pour elle-même ». Par son vide, elle met en relief la façon dont le ready-made s'enlève sur son fond. Fond qui apparaît à nouveau en ce qu'il est : un certain système institutionnel situé et daté. Et non seulement l'œuvre se donne « comme objet de réflexion le système même de cette institution », mais encore elle « en expose en elle-même, en les reproduisant, les mécanismes de fonctionnement ». Et surtout, par la signature, le sujet ou l'auteur s'absente doublement : d'abord, en tant que signature, le paraphe signale une source – une fontaine... – qui a existé et a « eu lieu » mais a disparu (il ne reste qu'un paraphe) ; ensuite, le référent « R. Mutt » demeure en lui-même parfaitement inconnu. « Reste par conséquent à déterminer, conclut R. Payant, quels sont la fonction réelle et le statut du performer dans la performance. »
Il est remarquable que ce soit encore à partir de Duchamp que l'on ait à définir la manière dont les performances déploient une « esthétique de la présence ». Une installation comme Vancouver, d'Irene Whittome, exposée en 1980 au musée des Beaux-Arts de Montréal (après l'avoir été, toujours en 1980, dans des galeries de Vancouver, de Winnipeg et de Hamilton), permet à R. Payant d'approfondir à cet égard son enquête. Dans la lignée des Spill (Scattered Pieces) de Carl André, qui obligeait le spectateur à renoncer à toute focalisation de sa perception sur un objet sculptural en le faisant marcher au milieu des éléments de l'œuvre éparpillés sur le sol, ou dans l'esprit de la Viewing Station de Dennis Oppenheim, lequel veillait à disposer les spectateurs les uns par rapport aux autres de manière à les faire nécessairement s'entrevoir – et s'entre-voir... –, l'auteur de Vancouver interdit au public (et aussi bien au photographe) de prendre une vue d'ensemble, unifiante, de son œuvre Celle-ci est constituée d'une vingtaine de blocs aux contours géométriques, regroupés en douze « concentrations », lesquelles sont réparties dans une salle ouverte par des portes, mais « subdivisée en deux parties inégales par un mur interne, de telle sorte qu'il est impossible de voir d'un seul point de vue la totalité de l'ensemble » Le spectateur se trouve donc aussi démuni que s'il était face aux rochers du jardin zen du Ryoanji à Kyoto : nulle synthèse n'est permise dans l'immédiat, et en particulier nulle vision photographique exhaustive ; la présence de l'œuvre se dérobe et semble n'être accessible qu'en différé Cependant, si Vancouver est non reproductible, il n'est pas impossible d'en prendre des vues de contact : l'installation sécrète, si l'on accepte d'y déambuler, une « atmosphère » – l'analogue narratif et presque la carte géographique ou la maquette de la cité de Vancouver, avec son découpage et son ouverture sur la mer. Le « récit » du site de Vancouver par 1'« installation » Vancouver est, certes, nécessairement flou, ou approximatif, ou infidèle, puisque non seulement il exige d'être physiquement parcouru (impossible d'en rester au seul plan du langage, ou de la correspondance du titre et de son référent), mais dépend de la configuration « réelle » du musée ou de la galerie qui le reçoit. Or l'auteur a prévu d'accentuer la flexibilité d'insertion des différents éléments de Vancouver au gré de la variété des lieux : d'une exposition à l'autre, Vancouver change, s'étire ou se contracte comme un mobile, mais qui cheminerait à travers le monde en intégrant à chaque fois à son propre « contenu » narratif les espaces visités. La météorologie ambiante est même mise à contribution : la luminosité varie selon les heures, puisque l'œuvre baigne dans la lumière du jour jusque vers 15 heures, tandis qu'ensuite on allume l'électricité. Vancouver annexe les environnements – mais aussi les spectateurs eux-mêmes. Impossible en effet de se promener entre les concentrations d'éléments posés sur le sol sans rencontrer au moins du regard les autres spectateurs. Vancouver relaye ainsi les installations de miroirs – d'obédience pop – d'un artiste comme Pistoletto, qui forçait chacun à se regarder dans une glace en cherchant le « sujet » peint sur cette même glace : ici, le « voyeur » voit les autres voir et les voit le voir tandis que lui-même les voit, c'est moins l'individu qui est désigné dans la subjectivité de son voyeurisme que la condition du spectateur comme tel. R. Payant observe que Vancouver ne se laisse pas tant exposer qu'elle n'expose le musée qui l'expose – donc l'institution du musée comme telle.
Cette institution comprend également les amateurs d'art : Vancouver les met en jeu à un double niveau – à la fois en tant que performers, puisqu'ils ont à se frayer un trajet, et comme « simples » spectateurs s'éveillant mutuellement à l'énigme de leur coprésence ici, en ce lieu, et maintenant, à ce moment du temps.
L'artiste n'a plus qu'à regarder les performances de son public. Avec Zaj, déjà, on assistait au montage d'incitations muettes à la méditation : à la limite, J. Hidalgo « interprétant » une pièce de W. Marchetti ne « joue » pas Marchetti, mais devient le témoin des réactions du public – lequel est totalement libre d'agir, ou de non agir, à la chinoise... Mais il est saisissant de constater que se vérifie encore par là le mot de Marcel Duchamp : « C'est le regardeur qui fait le tableau. » Car le regardeur, c'est d'abord, en effet, le créateur ; et, par délégation, l'interprète. Dans le cas de Vancouver (et d'un très grand nombre de performances-promenades, pour ne pas dire de toutes les performances réussies...), l'interprète (et donc le créateur) c'est le public. Non qu'il soit demandé expressément à ce public, comme dans les bons vieux happenings, une participation « activiste » ; nul refrain n'est à reprendre en chœur. Il est requis simplement des spectateurs d'être des assistants : d'être là. Tel est le sens de la présence : l'assomption de l'assistance. À l'horizon de cette promotion de coprésence qui érige le spectateur en performer, il y a l'intersubjectivité. Mais peut-on la saisir en évitant de la rabattre sur une communication banale entre un ego et un alter ego ? C'est toute la question de l'altérité de l'autre. Pour en mesurer mieux la portée, un détour par l'herméneutique n'est pas inutile : il est en effet souhaitable de poser clairement l'enjeu du sujet aux prises avec les dimensions sensibles, spatio-temporelles, de sa propre présence à l'œuvre.
R. Payant renvoie, à la fin de sa communication, à l'« Origine de l'œuvre d'art » des Chemins qui ne mènent nulle part de Heidegger : ce « choc du présent » qui donne son titre à l'exposé, qu'est-il en effet, sinon le « choc », le stoss que fait ressentir l'œuvre d'art à qui s'en approche, choc aussi rude que celui que faisait éprouver l'angoisse comme rencontre avec le Néant dans le maître ouvrage de Heidegger, L'Être et le temps ? Mais si la présence du présent induit, dans le cours d'une performance, un tel choc, il faut se garder d'entendre celui-ci dans l'acception d'un heurt seulement instantané : il convient de le saisir dans sa durée, donc dans son temps « réel ». Nul mieux que le disciple de Heidegger qu'est le Gadamer de Vérité et méthode n'a décrit cette « réalité » du temps de présence « durable » de l'œuvre d'art.

7.  La performance comme fête

La performance, Hans-Georg Gadamer nous en parle chaque fois qu'il analyse la « représentation » – théâtrale, ou scénique, ou muséale – d'une œuvre quelconque. Et, de cette représentation, il commence par énoncer qu'elle « a, d'une manière imprescriptible et ineffaçable, le caractère d'une répétition du même ». Mais abstenons-nous de comprendre cette formule de manière trop nietzschéenne. « Répétition, poursuit Gadamer, ne signifie pas certes ici que quelque chose soit répété au sens propre, c'est-à-dire reconduit à l'original. Chaque répétition est plutôt aussi originale que l'œuvre elle-même. »
La structure du temps ainsi délimitée « peut être reconnue dans l'expérience de la fête ». En effet, les fêtes se reproduisent ; mais, à chaque fois, la fête « n'est ni une autre, ni la simple commémoration d'une fête originelle [...] L'expérience temporelle de la fête est plutôt la célébration, un présent sui generis ». On est libre d'évoquer à ce propos la définition que J. Cage donne de la poésie : une « célébration du fait que nous ne possédons rien » ; une fête de la non-possession ou du non-avoir. Ce qui ne signifie pas une dépossession ou une privation, mais bien plutôt une pauvreté essentielle, l'intensité d'une présence qui se détache sur fond de néant. Pareillement, pour Gadamer, la fête n'a rien d'autre à offrir que sa pure présence ; et, en ce sens, elle ne doit rien à la mémoire. Qu'elle « n'existe que célébrée », cela n'implique pas « qu'elle soit pour autant de caractère subjectif et qu'elle n'ait son être que dans la subjectivité de ceux qui la célèbrent ; au contraire, on célèbre la fête parce qu'elle est là ». La représentation théâtrale – et, ajouterons-nous, la performance – participe de la même économie : certes, elle n'existe que si elle s'adresse à des spectateurs. « Et pourtant son être n'est pas simplement le point de rencontre des sentiments éprouvés par les spectateurs. C'est plutôt l'inverse : l'être du spectateur est déterminé par le fait d'« assister » au spectacle. Assister, c'est plus que se trouver présent en même temps qu'une autre chose. Assister, c'est prendre part. Celui qui a assisté est parfaitement au courant de ce qui s'est passé réellement. Ce n'est qu'en un sens dérivé qu'assister désigne un comportement subjectif, celui d'être présent aux faits. Être spectateur est donc une manière authentique de prendre part. »
Être spectateur, c'est finalement participer au Rien évanescent de la fête : au fait que, par elle-même et « en dehors » de sa simple présence, la fête n'est rien. Pour cela, il importe que chaque spectateur intériorise, si l'on peut dire le Rien de la fête ; qu'il fasse donc le vide au sein de ses pensées, qu'il atteigne à ce que le zen appelle le « non-mental ». Cela exige-t-il le recours, ou le retour, à une mystique, et à une mystique orientale ou extrême-orientale ? Mais nous disions plus haut que si Zaj était « plus que le  », ce n'était pas par surenchère ou par érudition, cela peut fort bien s'effectuer par un approfondissement de ce que, depuis les Grecs, l'Occident lui-même recherche. Écoutons là-dessus Gadamer : « Déjà, dans le Phèdre, Platon stigmatise l'incompréhension avec laquelle, au nom d'une conception intellectualiste de la raison, on méconnaît d'ordinaire le caractère extatique de l'être-hors-de-soi, réduit à une simple négation de l'être-auprès-de-soi, donc à une espèce de folie. En vérité, être-hors-de-soi est la condition positive pour que l'on soit auprès de quelque chose, pour qu'on assiste. Assister, en ce sens, c'est s'oublier ; et ce qui constitue l'essence du spectateur, c'est qu'en s'oubliant il se voue au spectacle. Mais l'oubli de soi est ici tout autre chose qu'un état privatif, car il procède de l'abandon à la chose qui constitue la part d'activité propre au spectateur. »
Ne nous hâtons donc pas de diagnostiquer une extase mystique (fût-elle « sauvage ») là où la sortie de soi paraît à l'évidence imposer sa normalité. Mais cette normalité, à son tour, ne nous pressons pas trop de nous l'approprier, par souci de ne dévaloriser nos critères occidentaux. Le domaine de la performance constitue à cet égard un champ d'expérience fascinant, s'il s'ouvre à des artistes issus de traditions diamétralement opposées et leur permet d'œuvrer en toute liberté, sans que les différences s'estompent, mais sans non plus qu'elles prennent le dessus. Ainsi, le travail que réalisèrent les 21 performers franco-japonais du Tōkyō-Osaka Action Art Group à l'occasion de leur tournée en Europe de 1992, sous l'intitulé Megalopolis Aborigines, obligeait à reconsidérer l'appartenance de chacun des protagonistes à son univers culturel propre. La performance-robot idéale, telle qu'elle se laisse appréhender dans de telles conditions de « dépaysement », est orientale à l'extrême : elle ne substitue le processus à l'œuvre-objet qu'en tant qu'elle récuse toute mainmise sur cet objet par un sujet. Et parce qu'elle n'est pas – à la différence de l'œuvre « moderne » – un objet, la performance se rapproche de l'art conceptuel ou inférentiel, de l'idea art. Elle n'est pas seulement une pratique, elle est une pratique théorique. « On peut évoquer, dit Gadamer, le concept de la communion sacrale qu'on trouve à la base du concept grec original de theôria. Theôros désigne, comme on sait, celui qui participe à une délégation invitée à une fête. Le participant à une telle délégation n'a d'autre qualification ou fonction que d'y assister. Le théôros est donc le spectateur au sens propre du mot, celui qui, en assistant, prend part à l'acte solennel et ainsi acquiert une distinction au plan du droit sacré, par exemple l'immunité. » Il s'ensuit que la theôria ne saurait être réduite au rang d'une attitude subjective, d'« une manière pour le sujet de se déterminer lui-même » : elle n'existe qu'« en référence à ce qu'elle contemple. La theôria est une véritable participation ; non un agir, mais un pâtir (pathos) : c'est être pris et ravi par la contemplation ». Et qu'est-ce, alors, que contempler ? C'est « se rapporter à la chose de façon telle que celle-ci devienne contemporaine » : par ce rapport, « une chose unique qui se présente à nous, aussi éloignée qu'en soit l'origine, acquiert une pleine présence par sa représentation ».
Ainsi s'explique que tant de performances se réclament de ce qui est éloigné de nous dans l'espace ou dans le temps. La profusion des performances « baroques » – Orlan se déguisant en Vierge du Bernin – ou « sauvages » – Joseph Beuys prenant place dans une cage avec un coyote, Francis Schwartz faisant brûler des cheveux humains pour ajouter à la « couleur locale » d'Auschwitz – n'implique aucune visée « touristique » ; à chaque fois, c'est une nomadisation qui se propose – tantôt un voyage shamanique, tantôt une « promenade parfaite » à la Lie-tzeu... ; et si elle se propose, c'est pour de vrai : de façon à aiguiser la présence, à faire ressentir jusqu'au vertige que n'est authentiquement présent que ce qui nous manque, ce qui se dérobe, ce qui fait défaut – bref, le Rien, au sens cagien de la « célébration du Rien » ; ou encore : au sens de l'aura de 1'« œuvre d'art à l'époque de sa reproduction technique », selon Walter Benjamin.
 
Coyote : J'aime l'Amérique et l'Amérique m'aime, J. Beuys Joseph Beuys, Coyote : J'aime l'Amérique et l'Amérique m'aime, 21-25 mai 1974. René Block Gallery, New York. Apportant la preuve de sa puissance de conviction, l'artiste opéra progressivement, pendant les cinq jours de sa performance, la réconciliation symbolique de l'homme et du coyote, propre à stimuler à ses yeux la transformation radicale de la société par l'art. 

8.  Performance et technologie : la question de l'aura

On se rappelle la définition que donnait, en 1936, W. Benjamin de l'aura : « l'apparition unique d'un lointain, si proche soit-il ». L'aura qualifiait la présence (ou l'absence, ou la présence-absence) de l'œuvre en tant que sacrée ou liturgique, ou mieux cultuelle : ce qui à la fois nous fascine en elle, et la rend « inapprochable par essence ». Une statue de Vénus, par exemple, fait l'objet d'un culte chez les Grecs ; le Moyen Âge la rejette comme une idole. Ce qu'ont de commun les deux attitudes, c'est de reconnaître la valeur – transhistorique en apparence, historique en réalité – de 1'« unicité » de l'œuvre. Cette valeur – son aura – se perd dès lors que les cultes s'effondrent ; elle ne se maintient à l'époque de la naissance de la première technique révolutionnaire de reproduction – la photographie – que par un sursaut théologique, le ressac de 1'« art pour l'art ». Contre « l'émancipation de l'œuvre d'art par rapport à l'existence parasitaire que lui imposait son rôle rituel », dit Benjamin, la seule parade est en effet celle de la théologie négative : assumer la prétendue « pureté » de l'art – c'est-à-dire le rattacher, à la façon de Mallarmé, au Néant. La technologie reproductrice annihile la valeur d'unicité : il n'y a plus d'originaux. L'art devient alors un exposant de la politique.
Le théoricien belge Thierry de Duve, qui participait au colloque de Montréal dont nous avons parlé plus haut, a proposé une théorie générale de la performance qui tient compte de cette dérive, et sur laquelle il nous paraît indispensable d'épiloguer. Pour comprendre le destin de l'aura, dit-il en substance, il faut la rattacher à ces dimensions premières de la présence que sont l'espace et le temps comme formes a priori de la sensibilité selon Kant. Dire par exemple que l'espace constitue une forme a priori de la sensibilité musicale, c'est affirmer que, « si par hypothèse on vidait la musique de toute qualité sensible qui la particularise, il resterait toujours la forme pure de l'espace comme dimension préalable à toute existence d'un phénomène sonore quelconque » (Francis Bayer) : l'aura, c'est cette rémanence et cette permanence de la condition a priori de la présence sensible en général, qui à la fois innerve l'œuvre et lui est sous-jacente, donc paraît devoir être appelée, le cas échéant, à lui survivre. Mais le modernisme constate la précarité de cette éventuelle survie, et il en fait même son deuil : impossible, désormais, de « vider » l'œuvre « de toute qualité sensible » sans l'aliéner en tant qu'œuvre, comme l'énonce Thierry de Duve, « l'aura ne prend son sens, dans le texte de Benjamin, que du phénomène, tout à fait historique celui-là, de sa liquidation sous l'effet de la reproductibilité photographique des œuvres d'art ». Dès lors, la présence devient « lieu – ou le non-lieu – de son contraire ». Parce que la modernité a cessé d'avoir confiance dans la pérennité des formes a priori de la sensibilité, elle se jette à corps perdu, avec le théâtre de l'absurde ou la philosophie de Derrida, dans le ressassement de l'impossibilité de la présence. « De l'obsession simultanéiste chez tant de peintres au début du siècle à l'exaltation de l'action painting, de la page blanche des symbolistes à l'attente en points de suspension du théâtre dit de l'absurde, on trouve quantité de variantes de ce modernisme caractérisé, pourrait-on dire, par un kantisme négatif : ces arts sont critiques et autoréflexifs, mais tout se passe comme s'ils cherchaient à établir, au titre de l'expérience esthétique ultime, non leurs conditions de possibilité, mais d'impossibilité, non le nom, mais l'innommable. » Les performances du premier Vito Acconci comme celles d'Hermann Nitsch « ont comme une aura de théologie négative qui flotte autour d'elles » : c'est qu'elles ne parviennent pas à se consoler de la perte de l'aura « positive » des classiques, c'est-à-dire des a priori selon Kant ; alors elles nous font « ressentir le présent comme transcendant, c'est-à-dire irréductible aux conditions de l'expérience ». Et, plus généralement, Thierry de Duve tient pour « régressive » toute performance qui se contenterait aujourd'hui d'être « théâtrale, auratique et sacrificielle, soit dans le sens, mettons, d'un Grotowski (communion), soit dans le sens, mettons, d'un Kaprow (participation) » : elle aurait beau se vouloir « de son temps » en utilisant la photographie ou le film ou même la vidéo pour inscrire la trace du travail accompli, sa ruse n'en resterait pas moins banalement « moderniste » en ce qu'elle se bornerait à ériger le regard du photographe, ou l'œil de la caméra, en « spectateur transcendant et transhistorique, qui aurait à tout moment la possibilité de faire revivre la performance » – le supplément de technologie ne servant qu'à exorciser la chute des formes a priori de la sensibilité, c'est-à-dire le défaut de présence.
En revanche, il est possible de diagnostiquer, à partir de la sculpture minimaliste des années 1970, l'émergence d'une conception nouvelle de la présence, susceptible de faire rebondir la problématique de la performance en délivrant celle-ci du dilemme de l'aura « positive » ou « négative », sans que la part de la technologie soit oubliée ou sous-estimée. Face à un cube de Tony Smith, le spectateur qui n'a pas directement accès à l'ensemble est libre d'« imaginer », par un « acte d'idéation », les faces cachées. Une telle expérience, toutefois, n'a rien de bien original, elle ne fait apparemment que ressusciter les a priori kantiens. « Mais le sujet-spectateur n'est pas seulement face à un objet, il est incorporé à une situation dans laquelle il fait pièce au même titre que l'objet. Lorsqu'il se déplace autour d'une sculpture aussi obstinément identique sous toutes ses faces qu'un cube, ce dernier le renvoie à la perception de son propre déplacement, à un devenir-autre continu et sans retour, du simple fait que son corps n'occupe pas deux fois le même espace dans le même temps. [...] L'expérience esthétique qui naît d'une installation minimaliste requiert comme condition sine qua non une mise en situation en espace-temps réel. Mais c'est précisément la réalité a priori de cet espace-temps que l'expérience démontre inconsistante. Tout se passe comme si l'objet, dans sa quiddité, forçait le sujet qui l'appréhende à produire a posteriori les conditions d'une expérience déjà effectuée. L'expérience esthétique moderniste de la présence-absence est comme donnée ready-made, enclose dans l'objet, à charge, pour le spectateur, d'en produire les conditions aperceptives, qui ne sont plus la perte des a priori kantiens, mais l'acceptation de la reconnaissance de cette perte. » Par rapport à l'expérience moderniste, l'expérience minimaliste apparaît dénuée de nostalgie : le sujet cesse d'être supposé animé d'« une attente que la présence de l'œuvre doit venir combler. [...] Je ne sais s'il faut appeler le minimalisme postmoderne pour autant, mais une chose est certaine : sa signification historique est d'avoir pris acte de la chute des transcendantaux kantiens, non comme d'une condition tragique qui spécifie que l'expérience esthétique est devenue impossible, sauf à se renverser en expérience de son impossibilité même, mais comme d'un ensemble de conditions – tant épistémologiques que pratiques – affirmatives, sur lesquelles bâtir une pratique artistique nouvelle ». La présence que l'on attend et qui ne cesse d'être différée ou de (se) différer (d')elle-même ne peut, comme chez Beckett ou chez Derrida, que virer en une révélation de l'absence. Le minimalisme, lui, n'est en attente de rien. D'où une mutation dans le sens même de la présence. L'espace et le temps ne sont pas déjà donnés, mais à construire et à frayer. La performance n'est pas dans le temps, elle crée son propre temps ; elle n'est pas dans l'espace, elle crée son propre espace. La présence devient actualité : le hic et nunc qu'elle met en jeu cesse de dépendre de l'aura ; cette dernière « nécessitait l'authenticité de l'œuvre d'art, sa présence matérielle effective, en chair et en os pourrait-on dire ; et elle nécessitait son unicité, qui n'est pas seulement pour Benjamin le fait de n'exister qu'en un seul exemplaire (Einzigkeit), mais aussi le caractère non répétable de l'expérience phénoménale qui s'y rattache (Einmaligkeit) ». Désormais au contraire, « l'idée de présence, ou, ce qui revient au même, celle d'espace-temps réel, suppose la médiation d'un système reproducteur. [...] Dans une société médiatisée et informatisée à l'extrême, une société dans laquelle la presque totalité du symbolique est traitée non comme des signes, mais comme des signaux, en perpétuel transcodage, la présence, l'être-au-monde effectif de l'homme quotidien passe sans arrêt par ces médiateurs indifférents aux messages que sont les machines transductrices. Et le concept de présence doit les inclure ».

9.  Au-delà de l'aura

La force de l'argumentation de Thierry de Duve tient à ce qu'elle rend compte de l'enchevêtrement actuel et effectif de la performance (postmoderne) et de la technologie, en prenant cette dernière comme une forme de vie (Wittgenstein) ou un « séjour » (l'ethos selon Heidegger, à saisir non pas sous la perspective désastreuse de l'asservissement sans espoir de l'humanité à une technique déchaînée, métaphysique de part en part, mais comme l'« essence » de cette technique, qui n'est pas en elle-même cette technique, mais en laquelle luit secrètement la luminosité, la lueur de l'Être...). Redonner son plein pouvoir à la technè des Grecs, en ce sens, c'est ouvrir la problématique de la performance sur ce que l'esthéticien italien Mario Costa dénomme le « sublime technologique » ; et c'est légitimer le paradoxe apparent que recèle la pensée de Robert Filliou dont nous sommes partis. En effet, pour que l'art puisse rendre « la vie plus intéressante que l'art », il faut que l'art (la technè) se fonde dans la vie, mais aussi qu'il se fonde avec elle ; qu'il se fonde sur elle pour qu'elle parvienne à se fonder sur lui ; bref qu'il la dynamise. L'enjeu, c'est leur fusion et le non-dualisme qui s'ensuit. Mais un tel enjeu n'est lui-même concevable que si la technique est vivante : si elle est traitée pour ce qu'elle est, et non pas comme un moyen ou un instrument en vue d'une fin réputée « autre ». Dès lors que le cinéma expérimental, par exemple, intime au spectateur d'avoir à « porter son attention sur la machinerie qui le met en situation d'assister à une projection », toute performance mettant en jeu un tel dispositif est susceptible de déclencher « une appréhension conceptuelle de l'espace et du temps qui ne peut ignorer cette machinerie » – et qui l'ignore d'autant moins qu'elle la fait jouer pour elle-même, tout en la faisant collaborer à la structuration de l'œuvre ou du processus esthétique. Un fossé apparaît alors entre les performances « modernistes » comme les « Anthropométries » d'Yves Klein ou les rituels de Joseph Beuys ou de Gina Pane, qui ne tolèrent d'être redupliquées (en l'occurrence, simplement photographiées) qu'à des fins commerciales, c'est-à-dire rejettent, au fond, I'univers technologique en entretenant avec celui-ci une relation de domination, et les performances « postmodernes » qui, elles, « couplent le performer à un transcodeur quelconque, incorporant l'appareil et le performer dans un même feed back », c'est-à-dire permettent que, grâce à la technique, la performance « évolue en temps réel sur son propre écho ». Le violon de Laurie Anderson « devient » voix, la voix « devient » violon : ce qui est donné à voir et à entendre est la mise en spectacle du fonctionnement même du couplage de l'artiste et de la machine. L'acmé de la performance est atteint lorsque le public est conduit à participer activement à ce couplage comme tel : alors c'est un espace-temps collectif qui se construit hic et nunc. L'exemple de la performance exécutée à Montréal en 1978 par Max Dean, et que commente Thierry de Duve, est significatif : « En début de performance, l'artiste se trouvait hors scène, ligoté et bâillonné, et attaché par les pieds à un câble passant par une poulie au plafond et relié à un treuil situé sur scène. Une minuterie commandait la marche du treuil, provoquant la pendaison progressive de l'artiste par les pieds. Le treuil était couplé à un micro enregistrant les bruits du public, et s'arrêtait lorsqu'un niveau sonore donné était atteint, interrompant la pendaison du performer. Ainsi le public avait-il en main le pouvoir de décider collectivement du sacrifice (symbolique) de l'artiste. Mis en situation dans l'„espace-temps réel“ de la performance, le voilà mis en demeure de produire, non la formalité a priori de l'espace et du temps – qui sont l'un et l'autre entre les mains de Max Dean : la scène, la minuterie –, mais sa réalité en cours. Celle-ci, pour rituelle qu'elle soit puisqu'il s'agit d'un sacrifice, ne s'arrête pas sur une aura artistique – une valeur cultuelle – qu'engendrerait le rite. Elle s'arrête sur une question qui reste d'une brûlante actualité cinquante ans après Benjamin : celle des responsabilités respectives de l'artiste et du public dans une situation donnée qui, de part et d'autre, se révèle politique. »
 
Anthropométrie sans titre (ANT 130), Yves Klein Yves Klein, Anthropométrie sans titre (ANT 130), vers 1960, pigment pur et résine synthétique sur papier, 102 cm X 73 cm. Collection privée. 

10.  De l'esthétique à l'éthique

Analysées par Thierry de Duve, nombre de performances des années 1960 et 1970 ont pu ainsi passer pour d'autant plus « engagées » que leurs auteurs prenaient au sérieux la subversion promise par l'inflation de la reproduction mécanisée. Il n'empêche que les exégèses consacrées par exemple à l'Américain Dan Graham demeuraient, sur le plan proprement politique, assez prudentes. Selon de Duve, cet artiste se montrait soucieux d'utopie plutôt que de désaliénation « en direct » ; mieux valait donc s'appuyer sur Marcuse, voire sur Ernst Bloch (il est arrivé à Thierry de Duve de mentionner le maître livre de ce dernier : Le Principe espérance), que sur Adorno. La définition qu'a proposée récemment Daniel Bensaïd de l'utopie selon Bloch conviendrait, en somme, pour caractériser l'esprit des performances de Dan Graham : serait utopique tout « point d'inscription d'une morale dans l'horizon pratique du politique ».
Mais la référence majeure pour toute réflexion touchant le degré d'engagement des performers reste Walter Benjamin. Sa pensée a toujours été ambiguëet empreinte de nostalgie, comme s'il lui était insupportable de devoir faire son deuil de l'aura. En effet, plus les techniques d'enregistrement et de diffusion se perfectionnent et « démocratisent » l'accès à l'image et à la culture, et plus le public éprouve de difficulté à s'affranchir de la société de consommation. Que celle-ci vive en un vaste Luna Park communicationnel ne fera qu'accélérer la démission de l'esprit critique ; et par contrecoup, les artistes désireux de redresser la barre n'y parviendront qu'au prix d'une vigilance accrue, si ce n'est démesurée. Certes, il était encore temps, dans les années 1930, de répliquer à la confiscation, par Hitler et Mussolini, du slogan futuriste de l'« esthétisation de la politique » en faisant de la politisation de l'esthétique la pierre de touche d'une esthétique « de gauche ». Mais déjà le Walter Benjamin de Sens unique l'avait énoncé en 1928 : « La vision la plus essentielle, aujourd'hui, celle qui va au cœur des choses, la vision mercantile, c'est la publicité. Elle détruit la marge de liberté propre à l'examen et nous jette des choses au visage de manière aussi dangereuse qu'une auto qui vient vers nous en vibrant sur l'écran de cinéma, et qui grandit démesurément. »
Comme pour confirmer l'aspect négatif de ce pronostic, la génération des artistes new-yorkais qui s'étaient toqués, à la fin des années 1970, des Simulacres et simulation de Baudrillard se voua résolument à la politisation de l'art en général, et des performances en particulier. « Nous ne pouvons plus, expliquait Sherrie Levine, avoir cet optimisme naïf qui croyait que l'art pouvait changer les régimes politiques – une aspiration partagée par de nombreux projets modernistes. » Effectivement, un postmodernisme « simulationniste » s'installa, qui se fit une gloire de passer du ready-made duchampien à la simple signature d'artefacts déjà consacrés. Visitant une exposition de Sherrie Levine qui rephotographiait des reproductions d'œuvres de Walker Evans, Giorgio Morandi ou Piet Mondrian, Catherine Millet, se croyant d'abord victime d'une hallucination, découvrit ensuite que l'artiste se réclamait sur le plan doctrinal de Bouvard et Pécuchet : « Le monde est si plein qu'on y étouffe [...] Nous pouvons seulement imiter un geste toujours antérieur [...] Le plagiaire, qui succède au peintre, ne porte plus en lui de passions [...] mais plutôt cette immense encyclopédie dans laquelle il puise. »
On comprend la perplexité de Catherine Millet face à cette poétique du temps suspendu. « On crut d'abord, explique-t-elle en commentant la floraison de la postmodernité à la Biennale de Venise en 1980, à une restauration. Dans la mesure où les révolutions formelles avaient été assimilées aux idéologies révolutionnaires, leur suspension apparaissait comme une conséquence de la critique de ces idéologies, et de l'ébranlement des sociétés auxquelles elles avaient servi de fondement. » Le phénomène est toutefois plus énigmatique. Car, ainsi que l'atteste l'exemple de Sherrie Levine, laquelle persiste et signe, le culte du faux ou du clone ne signifie pas seulement le retour à l'anonymat. Certes, il importe désormais de prendre acte, avec le critique italien Achille Bonito-Oliva, de la substitution d'une « synchronie » au « darwinisme » des avant-gardes : l'artiste n'est plus qu'un « traître » qui se donne « le droit de passer d'une vérité de l'art à une autre (parce qu'il n'y a pas de vérité unique), d'un style à un autre, et même de les mélanger ». S'en tenir toutefois à l'éclectisme de la « trans-avant-garde » ne permettrait pas de saisir pleinement la signification de la surenchère à laquelle un Anselm Kiefer ou une Barbara Kruger doivent apparemment leur succès. Aux yeux de Catherine Millet, celui-ci serait dû, en fin de compte, à la « décontraction du temps » qu'autorise le recours simultané à des procédures ou protocoles de production ou d'exposition empruntés à différentes périodes, de façon que tel « modèle historique perdure dans une forme plus contemporaine, en même temps que cette forme contemporaine bénéficie de l'aura du modèle historique ». Il faudrait donc acquiescer au constat (cynique) selon lequel l'art serait affaire de vitesse, au sens de Paul Virilio. « Une accélération intense, écrit Catherine Millet, produit une inertie. Le passager d'un avion qui relie en quelques heures les antipodes est astreint à une quasi-immobilité sur son siège. Le milieu de l'art, emporté dans la fuite en avant des avant-gardistes, a fini par se stabiliser à un rythme de croisière qui admet toutes les tendances en même temps. »
Catherine Millet a raison : le temps de l'art « suspend son vol ». Mais nous interpréterons le même arrêt du temps en suivant plutôt Emmanuel Levinas : « Ce qui est admirable dans l'exploit de Gagarine, ce n'est certes pas son magnifique numéro de Luna Park qui impressionne les foules. [...] Ce qui compte par-dessus tout, c'est d'avoir quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé en dehors de tout horizon – tout était ciel autour de lui, ou plus exactement tout était espace géométrique. Un homme existait dans l'absolu de l'espace homogène. » Dès lors en effet que la technique « nous arrache aux superstitions du Lieu, [...] une chance apparaît : apercevoir les hommes en dehors de la situation où ils sont campés, laisser luire le visage humain dans sa nudité ». Pour Levinas, l'art est un « séjour sans lieu », une utopie. « Les choses, dit-il encore, donnent prise, elles n'offrent pas de visage. Ce sont des êtres sans visage. Peut-être l'art cherche-t-il à donner un visage aux choses, et c'est en cela que réside à la fois sa grandeur et son mensonge. » De l'esthétique, on passe donc à l'éthique.
Mais c'est sur ce passage que tout se joue. Selon Thierry de Duve, la « valeur d'exposition » d'une œuvre ou d'une performance repose sur le fait qu'il s'agit d'un « objet adressé ». Car un objet n'a normalement qu'un utilisateur ; en revanche, « ce qui compte dans une œuvre d'art qui compte, c'est que sa vraie forme est son adresse à l'autre ». Dès lors, la dépolitisation postmoderne cesse d'être à sens unique ; la performance, c'est l'utopie à réaliser ; et il entre une part de performance dans toute œuvre réussie.

Daniel CHARL