Alexander Calder, c'est d'abord le paradoxe du mouvement. Chez lui, la sculpture devient "mobile", la matière la plus dure, le fer, se tord et se fait souple, dynamique, confiant à l'oeuvre un mouvement inédit. Cet artiste affairé à exhiber son talent de constructeur mécanique confine, avec ses créations, à l'imaginaire le plus expressif, où ses figurines apparaissent comme autant de personnalités d'un univers fantaisiste.
Dès ses premiers travaux, Calder c'est la modernité américaine immergée dans l'avant-garde parisienne, dans ses trouvailles comme dans ses références presque baroques et surannées d'un monde à l'aube de l'industrialisation, animé par l'artisanat et l'amour de la matière.
Génie de l'ingénierie
Lorsqu'il débarque à Paris en 1926, Calder n'a rien de l'artiste prédestiné. S'il a étudié le génie mécanique et les beaux-arts, il n'est l'auteur que de quelques sculptures et de dessins d'illustration publiés dans des revues américaines. Mais déjà, son talent éclate et son arrivée au coeur du Montparnasse des Années folles, qui bat alors au rythme des avant-gardes du monde entier, va s'affirmer en tirant parti de sa double formation d'ingénieur et d'artiste. Dès ses premières oeuvres, Calder affirme son style. Tandis qu'il multiplie les caricatures, le sculpteur développe une technique bien à lui qui le mènera à produire les portraits des personnalités à l'aide de simples fils de fer. Tout le gotha y passera. De son marchand Erhard Weyhe à
Joan Miro, d'
Edgar Varèse à Kiki de Montparnasse, c'est toute une scène historique que Calder immortalisera.
Et sa trouvaille technique tient du prodige. Loin de la sculpture en cours à son époque, ses portraits dessinent, à l'aide de simples traits, les expressions et les postures comme aucun autre n'a su le faire.
A minima, Calder propose une relecture schématisée de ses modèles. Un trait pour délimiter la forme du visage, deux sphères pour les yeux et un savant méli-mélo de courbes et de noeuds pour le nez et la bouche. Le tout sans séparer les parties, le fil relie toujours les traits du visage à la tête. Suspendues dans les airs, ces montages dessinent, par leur ombre, des figures en mouvement sur les parois.
Non seulement Calder réintroduit le dessin dans l'espace en faisant du fil de fer une trace d'encre en lévitation dans le monde qui l'entoure, mais plus encore, la lumière imprime sur les murs les dessins éphémères qui ne sont que les reflets mouvants de ces créations. La force de gravité devient un mouvement horizontal. Eclairées par une lumière frontale, les sculptures viennent abîmer leurs ombres aux cimaises.
"Daumier du fil de fer"
Comme une marque de fabrique, ses portraits vont se multiplier et assurer la renommée d'un artiste que l'on aura tôt fait de comparer au célèbre caricaturiste
Daumier. Comme lui, il partage un même goût de la ligne vive, de la dynamique des corps dans l'espace. Plutôt que le trait, le fil de fer va ainsi garantir à Calder le rapport décisif à la vitesse, à la compréhension du mouvement. Ce passionné d'animaux n'aura en effet eu de cesse d'en étudier les déplacements pour en tirer, là aussi, l'essence fondamentale. Comment reproduire une action complexe de la nature ? En la décomposant, en la découpant en étapes essentielles.
C'est là toute la force de Calder qui, avant d'être un sculpteur de génie, est surtout un observateur virtuose, capable de repérer les attitudes, les postures les plus explicites pour rendre compte d'un enchaînement d'images infini. "Aussi, en dessinant le singe ressent-on la nécessité de donner l'impression que le singe est en train de faire quelque chose." Comme une nécessité, Calder multipliera donc, en parallèle de ses portraits, les sculptures de genre où les animaux côtoient les sportifs, où les faits de société côtoient les célébrités. De cette lecture attentive du monde naîtront ainsi ses '
Joséphine Baker', véritables chefs-d'oeuvre d'une pratique qui trouve là son point d'orgue. Tout, du visage à la courbe des bras, des accessoires vestimentaires aux raccourcis symboliques qu'il invente pour représenter son modèle, respire l'attention folle portée sur les détails, pour mieux les sélectionner, les isoler et les couper.
C'est la magie du fil de fer. D'un seul tenant, ses oeuvres laissent le sentiment d'une majesté dans l'exécution, où l'économie du geste reflète la vivacité du trait. Une référence cette fois orientalisante ; difficile de ne pas filer la métaphore pour évoquer la sculpture de Calder comme une calligraphie du langage des corps. Un talent qui s'exprime à plein dans son 'Cirque', réalisé entre 1926 et 1931. Clou de l'exposition du
centre Pompidou et véritable prouesse technique, cette oeuvre foisonnante démontre toute la magie et l'inventivité de l'utilisation du fil de fer. Ce monde miniature a constitué, lors du séjour parisien de Calder, une carte de visite de premier ordre. Car en plus de reproduire toute la population à l'oeuvre sous un chapiteau, Calder en a fait un terrain de jeu idéal pour des représentations. Dans son atelier, l'artiste aimait en effet à jouer les marionnettistes et actionner ses figurines capables d'effectuer toute une série de mouvements.
Trésors d'ingéniosité, ses jouets permettent, de par leur structure filaire, une série d'actions que l'artiste ne cessait de mettre en scène. Du fil de fer, des tissus, cartons et autres matériaux de récupération auront alors suffi pour que les acrobates, équilibristes, dresseurs, magiciens et animaux prennent instantanément vie. Une magie naïve et envoûtante qui rappelle à quel point ce maître de l'abstraction a su se nourrir du spectacle quotidien pour ériger son oeuvre.
Du fil au mobile
En germe, dès ses premières sculptures, c'est toute son oeuvre à venir qui se dessine. Le fil de fer s'imposera par la suite comme outil idéal pour garantir à ses formes dures une mobilité certaine. Léger, sans plein, Calder se contente des squelettes pour évoquer le tout, pour concevoir de nouvelles formes dans l'espace. L'entrée dans l'abstraction a donc des allures de continuité de la figuration qu'il a développée lors de ses années parisiennes. Bouleversé par sa visite, en 1930, de l'atelier de
Piet Mondrian, Alexander Calder va modifier son approche et plonger avec délice dans le monde de l'abstraction géométrique pour s'étendre, par la suite, vers l'influence surréaliste et le retour au matériau brut qu'est le bois. Ses formes se font primitives et ses inspirateurs se nomment
Jean Arp ou Joan Miro.
Mais il n'oubliera jamais le fil, sa signature, dans un monde de l'art qui préférait alors le plein au vide, il reviendra rapidement à une nouvelle utilisation de sa découverte. C'est ainsi que, fort de toutes ses influences, le sculpteur va développer une esthétique qui changera définitivement le cours de la sculpture contemporaine. Avec ses mobiles, il dessine au fil de fer les éléments d'un monde que l'on pourrait presque comparer au règne végétal. De ces grandes branches métalliques sensibles aux inflexions de l'air, de ces légers pétales d'aluminium suspendus par de fines attaches et vacillant au moindre souffle de vent, c'est encore une fois la magie du fil qui produit son effet. L'élément presque invisible qui soutient, sans les emprisonner, les différentes pièces de ses créations et laisse au monde qui les entoure le soin de faire vivre des oeuvres pleines de poésie.