mardi 21 décembre 2010

ART (L'art et son objet) La signature des œuvres d'art

 
Avec le titre et la dédicace, la signature est l'un des « textes » fondamentaux qui encadrent l'œuvre et la présentent au spectateur. Elle ancre l'objet dans l'histoire individuelle aussi bien que collective et, par conséquent, elle est un repère non arbitraire pour la fondation du jugement esthétique. Cependant, la signature occupe une situation singulière, d'une part parce qu'elle apparaît à un moment précis de l'histoire de la création, d'autre part parce qu'au fil du temps sa signification et sa fonction ont évolué. Enfin, il est à noter qu'elle possède un caractère graphique et graphologique qui la rattache à l'histoire des objets de la vision.

1.  L'individualisation de l'œuvre

La signature apparaît lorsque l'histoire sociale et idéologique, favorisant l'épanouissement singulier de la personne et sa haute valorisation, permet à l'artiste de produire des objets individualisés, susceptibles de circuler et de valoir comme des marchandises. Par sa présence, elle ouvre le champ de la reconstitution biographique et plastique du peintre ou du sculpteur. Date et signature s'associent pour confirmer de plus en plus qu'une œuvre est une suite progressive de recherches corporelles et intellectuelles dont l'unité est scellée par la mort. Elles attestent l'histoire de la facture, disons même de la « fabrique » au sens où l'entend Francis Ponge (cf. La Fabrique du pré et sa signature). À l'inverse du titre qui, dans la plupart des cas, reste à l'extérieur de l'espace pictural, la signature, par sa présence et son traitement graphique, soulève le problème des rapports qu'entretiennent l'image, l'écriture et le corps de l'artiste, le problème des lieux imaginaires et réels de son identité.
Tout d'abord, la signature renvoie à l'œuvre comme son origine. Elle est le signifiant de la cause. Cette fonction énonciative est renforcée par des phrases du type fecit hoc. Avant la Renaissance, de telles inscriptions ont pour but de faire connaître, telle une enseigne, l'activité collective d'ateliers régionaux. Le nom d'un maître ici ou là est un indice de fierté artisanale jointe à certains privilèges sociaux. On ne peut en suivre le cours chronologique ni, par elle, reconstituer l'œuvre en entier. À partir du xve siècle, l'usage de la signature (phrase, emblème, monogramme, etc.) se généralise. Les tableaux, fabriqués hors commande, sont achetés par une classe riche qui pratique la sélection, qui stimule la concurrence, en un mot, qui ouvre un marché. La personnalité de l'artiste, son mystérieux génie, sa virtuosité inimitable fascinent par leur exceptionnelle singularité. La signature devient le sceau du maître, signe d'authenticité, critère de son prix ; elle dit l'origine absolue de l'œuvre.

2.  Une dialectique de la présence

Mais la signature signifie plus encore : la présence de l'artiste dans l'œuvre. C'est un des problèmes fondamentaux de l'esthétique de la Renaissance que cette intériorité du corps en contrepoint de l'extériorité du regard. La signature témoigne de cette dialectique de la présence et de l'absence, de l'intérieur et de l'extérieur dans l'espace illusionniste de la perspective. Ce peut être comme Van Eyck calligraphiant au centre du Portrait des époux Arnolfini : « Johannes de eyck fuit hic ». Ce peut être avec une étrange insistance comme Albert Dürer renouvelant par trois fois l'effet de sa présence au bas de L'Adoration de la Sainte-Trinité, puisque son autoportrait présente un texte gravé (« Albertus Dürer Noricus faciebat ») qui s'achève par le fameux monogramme de l'artiste. Ainsi peut-on rapprocher de la signature tous ces autoportraits furtifs qui se glissent dans les assemblées de saints, d'apôtres ou de donateurs et qui surdéterminent la fonction de la signature par celle de la dédicace. Le point culminant dans la dialectique de la présence est sans doute atteint par Holbein dans Les Ambassadeurs : par le double jeu de l'étymologie et de l'anamorphose, c'est la mort qui apparaît, oblique et creuse, au centre du tableau.

Holbein nous projette d'un coup au centre de la problématique la plus contemporaine, celle qui concerne l'identité du sujet et la trace visible (lisible) de ce qui le signifie : le signe de son nom, le signifiant visible et sonore qui le désigne. L'histoire de cette trace graphique accompagne une évolution de plus en plus individualiste de la production. La signature devient cursive ; elle clôt le tableau comme une lettre, en bas et à droite, de façon plus ou moins déchiffrable. C'est qu'elle devient, comme le tableau, un chiffre jusqu'à se fondre avec la matière même de l'œuvre. L'objet et la signature se fondent l'un dans l'autre et se séparent, comme chez tout individu son corps et son nom propre. C'est le sens de ce « Vincent » qui est fait de la matière et de la forme même du vase peint par Van Gogh. On comprend mieux ainsi l'austérité plastique et hautement calculée du « PM - 43-45 » dans le Boogie-Woogie de Mondrian. On est au-delà des conventions de l'état civil. La signature est la trace existentielle du producteur qui se sait exclu, mortel aboli ou brisé par et dans son œuvre. Ainsi Rauschenberg, qui pulvérise son nom à travers la toile, et Pollock, dont c'est tout le tableau qui se fait écriture illisible, comme pour tracer sans fin le nom d'une impossible identité. Que penser alors de cette obstination obtuse mais rentable du public amateur qui continue de stimuler un marché personnalisé, concurrentiel de l'art ? La signature se trouve ainsi au centre même de l'histoire contemporaine. Hypertrophiée sur le marché des valeurs individuelles, elle correspond à une production fondée sur la mort et l'absence (Yves Klein) du producteur et sur la découverte du vide fascinant qui sépare chaque lettre de son propre nom.

Marie-José MONDZAIN-BAUDINET