mardi 21 décembre 2010

ART (Aspects culturels) La consommation culturelle

Parler de consommation culturelle, c'est dire qu'il y a une économie des biens culturels, mais que cette économie a une logique spécifique. La sociologie travaille à établir les conditions dans lesquelles sont produits les consommateurs de biens culturels et leur goût, en même temps qu'à décrire les différentes manières de s'approprier les biens culturels qui sont considérés à un moment donné du temps comme des œuvres d'art, et les conditions sociales du mode d'appropriation qui est tenu pour légitime. Mais on ne peut comprendre complètement les dispositions qui orientent les choix entre les biens de culture légitime qu'à condition de les réinsérer dans l'unité du système des dispositions, de réinsérer la culture au sens restreint et normatif de l'usage ordinaire, dans la culture au sens large de l'ethnologie, et de rapporter le goût élaboré des objets les plus épurés au goût élémentaire des saveurs alimentaires.

1.  La production des consommateurs

Contre l'idéologie charismatique qui tient les goûts en matière de culture légitime pour un don de la nature, l'observation scientifique montre que les besoins culturels sont le produit de l' éducation : l'enquête établit que toutes les pratiques culturelles (fréquentation des musées, des concerts, des expositions, lecture, etc.) et les préférences correspondantes (écrivains, peintres ou musiciens préférés, par exemple) sont étroitement liées au niveau d'instruction (évalué d'après le titre scolaire ou le nombre d'années d'études) et, secondairement, à l'origine sociale. Le poids relatif de l'éducation proprement scolaire (dont l'efficacité et la durée dépendent étroitement de l'origine sociale) et de l'éducation familiale varie selon le degré auquel les différentes pratiques culturelles sont reconnues et préparées par le système scolaire, l'influence de l'origine sociale n'étant jamais aussi forte, toutes choses étant égales par ailleurs, qu'en matière de « culture libre » ou de culture d'avant-garde. À la hiérarchie socialement reconnue des arts et, à l'intérieur de chacun d'eux, des genres, des écoles ou des époques, correspond la hiérarchie sociale des consommateurs. Ce qui prédispose les goûts à fonctionner comme des marqueurs privilégiés de la « classe ». Les manières d'acquérir se survivent dans la manière d'utiliser les acquis : l'attention accordée aux manières s'explique si l'on voit que c'est à ces impondérables de la pratique que se reconnaissent les différents modes d'acquisition, hiérarchisés, de la culture, précoces ou tardifs, familiaux ou scolaires, et les classes d'individus qu'elles caractérisent (comme les « pédants » et les « mondains »). La noblesse culturelle a aussi ses titres, que décerne l'école, et ses quartiers, que mesure l'ancienneté de l'accès à la noblesse.
La définition de la noblesse culturelle est l'enjeu d'une lutte qui, du xviie siècle à nos jours, n'a cessé d'opposer, de manière plus ou moins déclarée, deux groupes séparés dans leur idée de la culture, du rapport légitime à la culture et aux œuvres d'art, donc dans les conditions d'acquisition dont ces dispositions sont le produit : la définition dominante du mode d'appropriation légitime de la culture et de l'œuvre d'art favorise, jusque sur le terrain scolaire, ceux qui ont eu accès à la culture légitime très tôt, dans une famille cultivée, hors des disciplines scolaires ; elle dévalue en effet le savoir et l'interprétation, savante ou livresque, marqués comme scolaires, voire pédants, au profit de l'expérience directe et de la simple délectation.

2.  Code et capital culturel

La logique de ce que l'on appelle parfois, dans un langage typiquement « pédant », la « lecture » de l'œuvre d'art, offre un fondement objectif à cette opposition. La consommation est, en ce cas, un moment d'un processus de communication, c'est-à-dire un acte de déchiffrement, de décodage, qui suppose la maîtrise pratique ou explicite d'un chiffre ou d'un code. En un sens, on peut dire que la capacité de voir est à la mesure du savoir ou, si l'on veut, des concepts, c'est-à-dire des mots dont on dispose pour nommer les choses visibles et qui sont comme des programmes de perception. L'œuvre d'art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu de la culture, ou de la compétence culturelle, c'est-à-dire du code selon lequel elle est codée. La mise en œuvre consciente ou inconsciente du système de schèmes de perception et d'appréciation plus ou moins explicites qui constitue la culture picturale ou musicale est la condition cachée de cette forme élémentaire de connaissance qu'est la reconnaissance des styles, caractéristiques d'une époque, d'une école ou d'un auteur et, plus généralement, de la familiarité avec la logique interne des œuvres qui est supposée par la délectation artistique. Le spectateur dépourvu du code spécifique se sent submergé, « noyé », devant ce qui lui apparaît comme un chaos de sons et de rythmes, de couleurs et de lignes sans rime ni raison. Faute d'avoir appris à adopter la disposition adéquate, il s'en tient à ce que Erwin Panofsky appelle les « propriétés sensibles », saisissant une peau comme veloutée ou une dentelle comme vaporeuse, ou aux résonances affectives suscitées par ces propriétés, parlant de couleurs ou de mélodies sévères ou joyeuses. On ne peut en effet passer de ce que Panofsky appelle la « couche primaire du sens que nous pouvons pénétrer sur la base de notre expérience existentielle » à la « couche des sens secondaires », c'est-à-dire à la « région du sens du signifié », que si l'on possède les concepts qui, dépassant les propriétés sensibles, saisissent les caractéristiques proprement stylistiques de l'œuvre. « Quand je désigne, écrit Panofsky, cet ensemble de couleurs claires qui est au centre dans la Résurrection de Grünewald comme « un homme aux mains et aux pieds percés qui s'élève dans les airs », je transgresse les limites d'une pure description formelle, mais je reste encore dans la région de représentations de sens qui sont familières et accessibles au spectateur sur la base de son intuition optique et de sa perception tactile et dynamique, bref, sur la base de son expérience existentielle immédiate. Si, au contraire, je considère cet ensemble de couleurs claires comme « un Christ qui s'élève dans les airs », je présuppose en outre quelque chose qui est culturellement acquis. » C'est dire que la rencontre avec l'œuvre d'art n'a rien du coup de foudre que l'on veut y voir d'ordinaire et que l'acte de fusion affective, de Einfühlung (empathie), qui fait le plaisir d'amour de l'art, suppose un acte de connaissance, une opération de déchiffrement, de décodage, qui implique la mise en œuvre d'un patrimoine cognitif, d'un code culturel. Ce code incorporé que nous appelons culture fonctionne en fait comme un capital culturel parce que, étant inégalement distribué, il procure automatiquement des profits de distinction.

La Résurrection, M. Grünewald Matthias Grünewald: «La Résurrection». Retable d'Issenheim, premier volet droit extérieur. Huile sur bois, 1512-1515. Musée Unterlinden, Colmar. 
 
Cette théorie typiquement intellectualiste de la perception artistique contredit très directement l'expérience des amateurs les plus conformes à la définition légitime : l'acquisition insensible de la culture légitime au sein de la famille tend à favoriser une expérience enchantée de la culture qui implique l'oubli de l'acquisition. En réalité, le sentiment de la familiarité n'est nullement exclusif du malentendu ethnocentrique qu'entraîne l'application d'un code impropre : ainsi, par un travail d'ethnologie historique qui s'appuie à la fois sur les œuvres picturales elles-mêmes et sur les sources écrites touchant l'arithmétique, les pratiques et les représentations religieuses, l'historien de l'art anglais Michael Baxandall fait voir tout ce qui sépare les schèmes de perception que l'on tend aujourd'hui à appliquer aux peintures du Quattrocento et ceux que leur appliquaient leurs destinataires immédiats. L'« œil moral et spirituel » de l'homme du Quattrocento, c'est-à-dire l'ensemble des dispositions à la fois cognitives et évaluatives qui étaient au principe de sa perception de la représentation picturale du monde, se distingue radicalement du regard « pur » (et d'abord de toute référence à la valeur économique) que porte sur les œuvres le spectateur cultivé d'aujourd'hui : soucieux, comme le montrent les contrats, d'en avoir pour leur argent, les clients des Filippo Lippi, Domenico Ghirlandaio ou Piero della Francesca appliquent aux œuvres d'art les dispositions mercantiles de l'homme d'affaires rompu au calcul immédiat des quantités et des prix, recourant par exemple à des critères d'appréciation tout à fait surprenants, comme la cherté des couleurs – qui place l'or et le bleu d'outremer au sommet de la hiérarchie. Et les peintres, qui participent de cette vision du monde, sont portés à introduire dans la composition de leurs œuvres des recherches arithmétiques et géométriques propres à donner matière au goût de la mesure et du calcul, en même temps qu'ils tendent à faire étalage de la virtuosité technique qui est, dans ce contexte, l'attestation la plus visible de la quantité et de la qualité du travail fourni.

3.  La disposition esthétique comme institution historique

L'« œil » est un produit de l'histoire reproduit par l'éducation. Il en est ainsi du mode de perception artistique qui s'impose aujourd'hui comme légitime, c'est-à-dire la disposition esthétique comme capacité de considérer en elles-mêmes et pour elles-mêmes, dans leur forme et non dans leur fonction, non seulement les œuvres désignées pour une telle appréhension, c'est-à-dire les œuvres d'art légitimes, mais toutes les choses du monde, qu'il s'agisse des œuvres culturelles qui ne sont pas encore consacrées – comme, en un temps, les arts primitifs ou, aujourd'hui, la photographie populaire ou le kitsch – ou des objets naturels. Le regard « pur » est une invention historique qui est corrélative de l'apparition d'un champ de production artistique autonome, c'est-à-dire capable d'imposer ses propres normes tant dans la production que dans la consommation de ses produits. Un art qui, comme toute la peinture post-impressionniste par exemple, est le produit d'une intention artistique affirmant le primat du mode de représentation sur l'objet de la représentation, exige catégoriquement une attention exclusive à la forme que l'art antérieur n'exigeait que conditionnellement. L'ambition démiurgique de l'artiste, capable d'appliquer à un objet quelconque l'intention pure d'une recherche esthétique qui est à elle-même sa fin, appelle l'infinie disponibilité de l'esthète capable d'appréhender esthétiquement n'importe quel objet, produit ou non selon une intention esthétique.
Objet kitsch Art de masse, le kitsch joue sur la saturation des signes, en privilégiant les catégories du «joli» et de l'émotionnel. 
L'intention pure de l'artiste est celle d'un producteur qui se veut autonome, c'est-à-dire entièrement maître de son produit, de sa forme et de sa fonction ou même de son sens ; qui tend à récuser non seulement les « programmes » imposés a priori par les clercs et les lettrés mais aussi, avec la vieille hiérarchie du faire et du dire, de la pratique et du discours théorique, les interprétations surimposées a posteriori sur son œuvre (la production d'une « œuvre ouverte », intrinsèquement et délibérément polysémique, peut être ainsi comprise comme le dernier stade de la conquête de l'autonomie artistique par les poètes et, sans doute à leur image, par les peintres, longtemps tributaires des écrivains et de leur travail de « faire-voir » et de « faire valoir »). Affirmer l'autonomie de la production, c'est conférer la primauté à ce dont l'artiste est maître, c'est-à-dire la forme, la manière, le style, par rapport au « sujet », référent extérieur, par où s'introduit la subordination à des fonctions – s'agirait-il de la plus élémentaire, celle de représenter, de signifier, de dire quelque chose. C'est du même coup refuser de reconnaître aucune autre nécessité que celle qui se trouve inscrite dans la tradition propre de la discipline artistique considérée ; c'est passer d'un art qui imite la nature, à un art qui imite l'art, trouvant dans son histoire propre le principe exclusif de ses recherches et de ses ruptures mêmes avec la tradition. On comprend qu'un art qui enferme toujours davantage la référence à sa propre histoire appelle un regard historique ; il demande à être référé non à ce référent extérieur qu'est la « réalité » représentée ou désignée mais à l'univers des œuvres d'art du passé et du présent. De même que la production artistique en tant qu'elle s'engendre dans un champ, la perception esthétique, en tant qu'elle est différentielle, relationnelle, attentive aux écarts qui font les styles, est nécessairement historique : comme le peintre dit « naïf » qui, étant extérieur au champ et à ses traditions propres, reste extérieur à l'histoire propre de l'art considéré, le spectateur « naïf » ne peut accéder à une perception spécifique d'œuvres d'art qui n'ont de sens ou mieux de valeur que par référence à l'histoire spécifique d'une tradition artistique (que l'on pense par exemple aux toiles monochromes d'Yves Klein). La disposition esthétique qu'appellent les productions d'un champ de production parvenu à un haut degré d'autonomie est indissociable d'une compétence culturelle spécifique : cette culture historique fonctionne comme un principe de pertinence qui permet de repérer, parmi les éléments proposés au regard, tous les traits distinctifs (par exemple une manière particulière de traiter les feuilles ou les nuages) et ceux-là seulement, en les référant, plus ou moins consciemment, à l'univers des possibilités substituables. Acquise pour l'essentiel par la simple fréquentation des œuvres, c'est-à-dire par un apprentissage implicite analogue à celui qui permet de reconnaître, sans règles ni critères explicites, des visages de connaissance, cette maîtrise, qui reste le plus souvent à l'état pratique, permet de repérer des styles, c'est-à-dire des modes d'expression caractéristiques d'une époque, d'une civilisation ou d'une école, sans que soient clairement distingués et explicitement énoncés les traits qui font l'originalité de chacun d'eux. Tout semble indiquer que, même chez les professionnels de l'attribution, les critères qui définissent les propriétés stylistiques des œuvres témoins sur lesquelles s'appuient tous les jugements restent le plus souvent à l'état implicite.

4.  L'unité du goût : la disposition esthétique dans le système des dispositions

Le regard pur implique une rupture avec l'attitude ordinaire à l'égard du monde, qui, étant donné les conditions de son accomplissement, est une rupture sociale. On peut croire Ortega y Gasset lorsqu'il attribue à l'art moderne un refus systématique de tout ce qui est « humain », donc générique, commun – par opposition à distinctif, ou distingué –, c'est-à-dire les passions, les émotions, les sentiments que les hommes « ordinaires » engagent dans leur existence « ordinaire ». Tout se passe en effet comme si l'« esthétique populaire » (les guillemets étant là pour signifier qu'il s'agit d'une esthétique en soi et non pour soi) était fondée sur l'affirmation de la continuité de l'art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction. Cela se voit bien dans le cas du roman et surtout du théâtre où le public populaire refuse toute espèce de recherche formelle et tous les effets (je pense à la distanciation brechtienne ou à la désarticulation de l'intrigue romanesque opérée par le Nouveau Roman) qui, en introduisant une distance par rapport aux conventions admises (en matière de décor, d'intrigue, etc.), tendent à mettre le spectateur à distance, l'empêchant d'entrer dans le jeu et de s'identifier complètement aux personnages. À l'opposé du détachement, du désintéressement, que la théorie esthétique considère comme la seule manière de reconnaître l'œuvre d'art pour ce qu'elle est, c'est-à-dire autonome, selbständig, l'« esthétique » populaire ignore ou refuse le refus de l'adhésion « facile » et des abandons « vulgaires » qui est, au moins indirectement, au principe du goût pour les recherches formelles. Et les jugements populaires sur la peinture ou la photographie trouvent leur principe dans une « esthétique » (il s'agit en fait d'un éthos) qui est l'exact opposé de l'esthétique kantienne. Alors que, pour appréhender ce qui fait la spécificité du jugement esthétique, Kant s'ingéniait à distinguer ce qui plaît de ce qui fait plaisir et, plus généralement, à discerner le désintéressement, seul garant de la qualité proprement esthétique de la contemplation, de l'intérêt de la raison qui définit le Bon, les sujets des classes populaires, qui attendent de toute image qu'elle remplisse explicitement une fonction, fût-ce celle de signe, manifestent dans leurs jugements la référence, souvent explicite, aux normes de la morale ou de l'agrément. Qu'ils blâment ou qu'ils louent, leur appréciation se réfère à un système de normes dont le principe est toujours éthique.
En appliquant aux œuvres légitimes les schèmes de l'éthos qui valent pour les circonstances ordinaires de la vie, et en opérant ainsi une réduction systématique des choses de l'art aux choses de la vie, le goût populaire et le sérieux (ou la naïveté) même qu'il investit dans les fictions et les représentations indiquent a contrario que le goût pur opère une mise en suspens de l'adhésion « naïve » qui est une dimension d'un rapport quasi ludique avec les nécessités du monde. Voyant dans l'épisode où don Quichotte pourfend les marionnettes de Maître Pierre, au grand étonnement des paysans passionnés par la représentation (Don Quichotte, 2e partie, chap. xxvi), un paradigme de ce qui oppose le peuple et les intellectuels dans leur relation aux fictions, on pourrait dire, très schématiquement, que les intellectuels croient à la représentation – littérature, théâtre, peinture – et non aux choses représentées, tandis que le peuple demande aux représentations et aux conventions qui les régissent de lui permettre de croire aux choses représentées. L'esthétique pure s'enracine dans une éthique ou, mieux, un éthos de la distance élective aux nécessités du monde naturel et social, qui peut prendre la forme d'un agnosticisme moral (visible lorsque la transgression éthique se trouve convertie en parti artistique), ou d'un esthétisme qui, en constituant la disposition esthétique en principe d'application universelle, pousse jusqu'à sa limite la dénégation bourgeoise du monde social. On comprend que le détachement du regard pur ne peut être dissocié d'une disposition générale à l'égard du monde qui est le produit paradoxal du conditionnement exercé par des nécessités économiques négatives – ce que l'on appelle des facilités – et propre de ce fait à engendrer la distance active à la nécessité.
S'il est trop évident que l'art offre à la disposition esthétique son terrain par excellence, il reste qu'il n'est pas de domaine de la pratique où l'intention de soumettre au raffinement et à la sublimation les besoins et les pulsions primaires ne puisse s'affirmer, pas de domaine où la stylisation de la vie, c'est-à-dire le primat conféré à la forme sur la fonction, à la manière sur la matière, ne produise les mêmes effets. Et rien n'est plus classant, plus distinctif, plus distingué que la capacité de constituer esthétiquement des objets quelconques ou même « vulgaires » (parce qu'appropriés, à des fins esthétiques surtout, par le « vulgaire ») ou, par une inversion complète de la disposition populaire qui annexe l'esthétique à l'éthique, d'engager les principes d'une esthétique « pure » dans les choix les plus ordinaires de l'existence ordinaire, en matière de cuisine, de vêtement ou de décoration par exemple.
En fait, par l'intermédiaire des conditions économiques et sociales qu'elles supposent, les différentes manières, plus ou moins détachées ou distantes, d'entrer en relation avec les réalités et les fictions, de croire aux fictions et aux réalités qu'elles simulent, sont très étroitement liées aux différentes positions possibles dans l'espace social et, par là, étroitement insérées dans les systèmes de dispositions (habitus) caractéristiques des différentes classes et fractions de classe. Et, de fait, l'analyse statistique montre par exemple que des oppositions de même structure que celles qui s'observent en matière de consommation culturelle se retrouvent aussi en matière de consommation alimentaire : l'antithèse entre la quantité et la qualité, la grande bouffe et les petits plats, la matière et les manières, la substance et la forme ou les formes, recouvre l'opposition, liée à des distances inégales à la nécessité, entre le goût de nécessité, qui porte vers les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus économiques, et le goût de liberté – ou de luxe – qui, par opposition au franc-manger populaire, porte à déplacer l'accent de la substance vers la manière (de présenter, de servir, de manger...) par un parti de stylisation qui demande à la forme et aux formes d'opérer une dénégation de la fonction.
La science du goût et de la consommation culturelle commence par une transgression qui n'a rien d'esthétique : elle abolit en effet la frontière sacrée qui fait de la culture légitime un univers séparé pour découvrir les relations intelligibles qui unissent des « choix » en apparence incommensurables comme les préférences en matière de musique et en matière de cuisine, en matière de peinture et en matière de sport, en matière de littérature et en matière de coiffure. Cette réintégration barbare des consommations esthétiques dans l'univers des consommations ordinaires révoque l'opposition, qui est au fondement de l'esthétique savante depuis Kant, entre le « goût des sens » et le « goût de la réflexion », entre le plaisir facile, plaisir sensible réduit à un plaisir des sens, et le plaisir pur, plaisir épuré du plaisir, qui est prédisposé à devenir un symbole d'excellence morale et une mesure de la capacité de sublimation qui définit l'homme vraiment humain. La négation de la jouissance inférieure, grossière, vulgaire, vénale, servile, en un mot naturelle, enferme l'affirmation de la supériorité de ceux qui savent se satisfaire des plaisirs sublimés, raffinés, désintéressés, gratuits, distingués. C'est ce qui fait que l'art et la consommation artistique sont prédisposés à remplir, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou non, une fonction sociale de légitimation des différences sociales.

Pierre BOURDIEU