mardi 21 décembre 2010

SOCIOLOGIE DE L'ART

 
Selon une recherche menée en Italie à la fin des années 1990, seule 0,5 p. 100 de la production sociologique relèverait de la sociologie de l'art. Mais les bornes de ce domaine sont difficiles à définir, en raison de sa proximité, d'une part, avec les disciplines prenant traditionnellement en charge son objet (histoire de l'art, critique, esthétique) et, d'autre part, avec les sciences humaines et sociales proches de la sociologie (histoire, anthropologie, psychologie, économie, droit). Aussi une enquête élargie à ces disciplines donnerait-elle probablement davantage de poids à la sociologie de l'art, appellation revendiquée bien au-delà de la sociologie proprement dite.
Il n'est guère de domaine de la sociologie où coexistent autant de générations intellectuelles, et des critères d'exigence aussi hétérogènes. Mais si la sociologie de l'art pâtit à la fois de sa jeunesse relative et de la multiplicité de ses acceptions, elle n'en engage pas moins des enjeux fondamentaux.

1.  Qui sont les sociologues de l'art ?

Les sociologues de l'art se trouvent d'abord à l'université, leur plus ancienne localisation. Paradoxalement, c'est moins en sociologie qu'on les rencontre qu'en histoire de l'art ou en littérature : il s'agit d'une sociologie de commentaire, souvent centrée sur les œuvres, en lien étroit avec l'histoire, l'esthétique, la philosophie, voire la critique d'art. Très différente est la sociologie de l'art pratiquée depuis une génération dans les institutions d'enquête, tels les services d'études des administrations. La méthode y est essentiellement statistique, et les œuvres y sont beaucoup moins étudiées que les publics, les institutions, les financements, les marchés, les producteurs. Un troisième lieu enfin est celui des institutions de recherche (C.N.R.S. et École des hautes études en sciences sociales en France, instituts ou fondations à l'étranger), où s'élabore une production variée, allant du commentaire lettré à l'analyse statistique, accordant une place privilégiée à l'enquête qualitative –  par le biais d'entretiens et d'observations. Moins dépendante des pesanteurs académiques et des demandes sociales d'aide à la décision, cette sociologie de l'art est relativement affranchie et des questions de valeur esthétique, et des fonctions d'expertise.

2.  Aux origines : l'histoire culturelle

Une des difficultés à définir la sociologie de l'art tient au fait que sa principale origine ne se situe pas dans l'histoire de la sociologie, dont les fondateurs – notamment Émile Durkheim et Max Weber – n'accordèrent qu'une place marginale à la question esthétique. L' histoire culturelle en fut un premier foyer, dans les pays germaniques de l'entre-deux-guerres, avec Edgar Zilsel pour son étude sur Le Génie. Histoire d'une notion, de l'Antiquité à la Renaissance (1926), Ernst Kris et Otto Kurz pour leur enquête sur les représentations de l'artiste (L'Image de l'artiste. Légende, mythe et magie, 1934), et surtout avec le plus célèbre historien de l'art allemand du xxe siècle, Erwin Panofsky. Annexé après coup à la sociologie de l'art, grâce à la préface de Pierre Bourdieu, en 1967, de la traduction française d'Architecture gothique et pensée scholastique (1956), Panofksy analyse par exemple l'usage de la perspective comme matérialisation d'une philosophie de l'espace, renvoyant à une philosophie des relations au monde (La Perspective comme forme symbolique, 1927, trad. franç., 1975) et partant du niveau « iconologique » d'analyse de l'image pour mettre les œuvres en relation avec les « formes symboliques » d'une société.
Mais de même qu'il n'est guère question d'art chez les premiers sociologues, il n'est pas question de sociologie chez ces historiens de la culture. Il faut attendre pour cela la première génération de la sociologie de l'art.

3.  Première génération : l'esthétique sociologique

Dans le prolongement des rares philosophes qui avaient mis en avant l'idée d'une détermination extra-esthétique de l'art (Hippolyte Taine, Philosophie de l'art, 1865 ; Charles Lalo, L'Art et la vie sociale, 1921), une première génération, rompant avec le traditionnel binôme de l'artiste et de l'œuvre, s'intéresse à la relation entre l'art et la société. Cette nouvelle « esthétique sociologique » émerge à la fois chez les penseurs marxistes, dans la philosophie de la première moitié du xxe siècle, et chez quelques historiens de l'art atypiques.
On trouve dans la première catégorie le Russe Georges Plekhanov (L'Art et la vie sociale, 1912, trad. franç.,1950), le Hongrois Gyōrgy Lukács (Théorie du roman, 1920, trad. franç., 1963 ; Littérature, philosophie, marxisme, 1923, trad. franç., 1978), le Français Lucien Goldmann (Pour une sociologie du roman, 1964 ; Le Dieu caché, 1956), ou les Anglais Francis Klingender (Art and the Industrial Revolution, 1947), Frederick Antal (Florence et ses peintres. La peinture florentine et son environnement social, 1947, trad. franç., 1991) et Arnold Hauser (Histoire sociale de l'art et de la littérature, 1951, trad. franç., 1982), qui propose en plusieurs volumes une explication de toute l'histoire de l'art à partir du matérialisme historique, les œuvres d'art étant interprétées comme un reflet des conditions socio-économiques.
Dans la deuxième catégorie, ce sont les philosophes de l'école de Francfort qui s'apparentent à la sociologie de l'art, par leur intérêt pour les relations entre l'art et la vie sociale. Mais en stigmatisant le « social » et les « masses », tout en idéalisant la culture et l'individu, ils s'éloignent non seulement de la tradition marxiste, mais aussi des fondements désidéalisants et désautonomisants de la sociologie de l'art. Ainsi, Theodor Adorno (Philosophie de la nouvelle musique, 1949, trad. franç., 1962 ; Théorie esthétique, 1970, trad. franç., 1974) défend l'autonomie de l'art et de l'individu contre la « massification ». Quant à Walter Benjamin (L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, 1936), il tente de faire converger l'idéal progressiste et les phénomènes culturels – deux valeurs propres aux avant-gardes, politiques et artistiques – en analysant l'art comme un moyen d'émancipation des masses face à l'aliénation imposée par la société.
 Enfin, le troisième courant de l'esthétique sociologique provient de l'histoire de l'art : dans une tradition ouverte en philosophie par le vitalisme de Jean-Marie Guyau (L'Art au point de vue sociologique, 1887), il s'agit de pointer ce en quoi l'art peut être le révélateur, et non plus l'effet, de réalités collectives, visions du monde ou « formes symboliques ». Cette histoire de l'art « sociologisante » a été illustrée en France par Pierre Francastel (Peinture et société, naissance et destruction d’un espace plastique, de la Renaissance au cubisme, 1951 ; Études de sociologie de l'art, 1970), qui met par exemple en évidence la construction de l'espace plastique par la vision picturale, ou insiste sur les conditions matérielles et techniques de la production artistique (Art et technique aux XIXe et XXe  siècles, 1956). L'art, affirme-t-il, n'est pas un « reflet », il est « une construction, un pouvoir d'ordonner et de préfigurer. L'artiste ne traduit pas, il invente ». C'est dans une inspiration analogue que s'inscrivent les recherches de Hubert Damisch (Théorie du nuage, 1972) ou de Jean Duvignaud (Sociologie du théâtre, 1965 ; Sociologie de l'art, 1972).
Des perspectives novatrices se sont ainsi ouvertes par rapport à l'esthétique traditionnelle. Mais, par rapport aux progrès de la sociologie de l'art depuis le milieu du xxe siècle, l'esthétique sociologique paraît aujourd'hui passablement datée, et affectée des mêmes faiblesses, par-delà les différences entre courants : tout d'abord, un fétichisme de l'œuvre, qui place celle-ci – de préférence sous ses formes les plus reconnues – au point de départ de la réflexion ; d'autre part, un substantialisme du « social », qui, sous quelque aspect qu'on le considère (économique, technique, catégoriel, culturel), tend à être considéré comme une donnée préalable, extérieure aux réalités étudiées ; enfin, une tendance au causalisme, qui fait de l'explication des effets par les causes le cœur de toute réflexion sur l'art, au détriment de conceptions plus descriptives ou analytiques.

4.  Deuxième génération : l'histoire sociale de l'art

Une deuxième génération, apparue aux alentours de la Seconde Guerre mondiale, est liée aux travaux des historiens de l'art et à une tradition plus empirique, bien développée en Angleterre et en Italie. Plutôt que de chercher à jeter des ponts entre « l'art » et « la société », il s'agit de replacer concrètement l'art dans la société : il n'y a pas, entre l'un et l'autre, une extériorité qu'il faudrait réduire ou dénoncer, mais un rapport d'inclusion à expliciter.
Succédant à l'esthétique sociologique, cette « histoire sociale de l'art » a permis de déplacer la traditionnelle question des auteurs et des œuvres vers celle de leur contexte. Par rapport à la tradition plus spéculative de la première génération, la deuxième se caractérise avant tout par ses méthodes, et en particulier par le recours à une investigation empirique, pas ou peu subordonnée à la démonstration d'un parti-pris idéologique. Moins ambitieux que leurs prédécesseurs, parce qu'ils ne visent ni une théorie de l'art, ni une théorie du social, ces « historiens sociaux » n'en ont pas moins obtenu nombre de résultats concrets et durables, qui enrichissent considérablement les connaissances dont nous disposons.
« Je commençai peu à peu à réaliser qu'une histoire de l'art pouvait se concevoir non tant en termes de changements stylistiques qu'en termes de changements dans les relations entre l'artiste et le monde environnant », expliquait Nikolaus Pevsner, auteur d'un ouvrage pionnier sur les académies paru pendant la Seconde Guerre mondiale (Académies d'art, 1940, trad. franç., 1999). Il amorçait ainsi une histoire institutionnelle de l'art qui donnera des travaux remarquables, tels ceux de Bernard Teyssèdre (Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, 1957), Harrison et Cynthia White (La Carrière des peintres au XIXe siècle, 1965, trad. franç., 1991), Albert Boime (The Academy and French Painting in the Nineteenth Century, 1971), Pierre Vaisse (La Troisième République et les peintres, 1995), Gérard Monnier (L'Art et ses institutions en France, de la Révolution à nos jours, 1995) ou Dominique Poulot (Musée, nation, patrimoine : 1789-1815, 1997).
Cette question des institutions est intimement liée à celles du statut ou de l'identité de l'artiste, étudiés en littérature par Paul Bénichou (Le Sacre de l'écrivain : 1750-1830, 1985) ou Alain Viala (Naissance de l'écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, 1985), et en peinture par Rudolf et Margot Wittkower (Les Enfants de Saturne, 1963, trad. franç., 1985), Andrew Martindale (The Rise of the Artist in the Middle Ages and Early Renaissance, 1972), Martin Warnke (L'Artiste de cour, 1985, trad. franç., 1989), John Michael Montias (Artists and Artisans in Delft, 1982) ou Nathalie Heinich (Du Peintre à l'artiste, 1993).
La question du mécénat est également très présente en histoire sociale de l'art, avec Francis Haskell (Mécènes et peintres, 1963, trad. franç., 1991) ou Bram Kempers (Peinture, pouvoir et mécénat : l’essor de l’artiste professionnel dans l’Italie de la Renaissance, 1987, trad. franç., 1997). Plus généralement, le contexte a fait l'objet d'importants travaux, sous sa forme soit politique, avec Timothy J. Clark (Le Bourgeois absolu : les artistes et la politique en France de 1848 à 1851, 1973, trad. franç., 1992), soit plus culturelle, avec Clark encore (The Painting of Modern Life. Paris in the Art of Manet and his Followers, 1985), Peter Burke (La Renaissance en Italie : art, culture et société, 1972, trad. franç., 1991 ; Popular Culture in Early Modern Europe, 1978), Michael Baxandall (L'Œil du Quattrocento, 1972, trad. franç., 1985 ; Les Humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, 1974, trad. franç. 1989 ; The Limewood Sculptors of Renaissance Germany, 1980), ou Svetlana Alpers (L'Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, 1983, trad. franç., 1990).
Dans L'Atelier de Rembrandt : la liberté, la peinture et l’argent (1988, trad. franç.,1991), Svetlana Alpers analyse la façon dont le peintre contribua à construire la réception de son œuvre. Faire de l'artiste le créateur et plus seulement l'objet passif de sa propre réception constitue une tendance forte de la nouvelle histoire sociale de l'art, développée notamment par Dario Gamboni (La Plume et le pinceau : Odilon Redon et la littérature, 1989) ou Tia De Nora (Beethoven et la construction du génie. Musique et société à Vienne, 1792-1803, 1995, trad. franç., 1998). Cette question de la réception a été également abordée à travers la sociologie des collectionneurs (Joseph Alsop, The Rare Art Traditions, 1982 ; Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris-Venise XVIe-XVIIe siècles, 1987) et des publics de l'art (Thomas Crow, La Peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, 1985, trad. franç., 2000), l'histoire du goût (Francis Haskell, La Norme et le caprice. Redécouvertes en art, 1976, trad. franç., 1986), l'histoire de la perception esthétique (Philippe Junod, Transparence et opacité, 1976 ; Louis Marin, Détruire la peinture, 1977 ; Opacité de la peinture, 1989 ; Hans Belting, L'Image et son public au Moyen Âge, 1981, trad. franç., 1988 ; Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente : rhétorique et peinture à l’âge classique, 1989). En littérature, le lectorat aussi a conquis sa place, dans la voie ouverte dès 1923 par Levin Ludwig Schücking (Die Soziologie der literarischen Geschmacksbildung) : en Allemagne avec Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, 1972, trad. franç., 1978) ; en France avec Robert Escarpit (Le Littéraire et le social, 1970), Jacques Leenhardt et Pierre Józsa (Lire la lecture. Essai de sociologie de la lecture, 1982), ou Roger Chartier (Lecture et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, 1987).
On mesure ainsi l'extraordinaire essor, depuis la dernière guerre, de l'histoire sociale de l'art par rapport aux rares travaux d'histoire culturelle ou à l'esthétique sociologique de première génération. Mais, à ces résultats remarquables, s'est ajoutée, depuis les années 1960, une troisième voie spécifiquement sociologique qui, rétrospectivement, relègue ce qui vient d'être présenté aux marges de la sociologie de l'art, transformant radicalement le socle même de la discipline.

5.  Troisième génération : la sociologie d'enquête

L'investigation empirique constitue le point commun de cette troisième génération avec l'histoire sociale de l'art, mais elle est cette fois appliquée à l'époque présente, et non plus aux documents du passé. Cette sociologie d'enquête, le plus souvent française ou américaine, va considérer non plus l'art et la société, ou l'art dans la société, mais l'art comme société, en s'intéressant au fonctionnement du milieu de l'art, à ses acteurs, à ses interactions, à sa structuration interne. À la limite, l'« art » n'est plus le point de départ de l'interrogation, mais son point d'arrivée : ce qui intéresse désormais la recherche n'est ni intérieur à l'art (approche traditionnelle, centrée sur les œuvres) ni extérieur à lui (approche sociologisante, centrée sur les contextes) ; c'est ce qui le produit comme tel et ce que lui-même produit, comme n'importe quel élément d'une société.
Mesures statistiques, entretiens sociologiques, observations ethnologiques vont non seulement apporter de nouveaux résultats, mais surtout renouveler les problématiques, tandis que le dialogue avec d'autres domaines de la sociologie (sociologie des organisations, de la décision, de la consommation, des professions, des sciences et des techniques, des valeurs) va permettre à la sociologie de l'art d'étudier concrètement tant la réception, la médiation et la production que les œuvres elles-mêmes.

6.  Sociologie de la réception

L'un des actes fondateurs de la sociologie de l'art, au début des années 1960, aura été l'application à la fréquentation des musées des méthodes d'enquête statistique élaborées aux États-Unis pendant l'entre-deux-guerres. Ces sondages d'opinion ont été des instruments précieux pour rapporter la différenciation des pratiques aux stratifications socio-démographiques (âge, sexe, origine géographique, milieu social, niveau d'études et de revenu) et expliquer les premières par les secondes.
Pierre Bourdieu fut le principal initiateur de cette importation de l'enquête statistique dans le monde de la culture. La publication, en 1966 (avec Alain Darbel et Dominique Schnapper), de L'Amour de l'art. Les musées d'art européens et leur public, innovait considérablement par rapport à des conceptions plus abstraites de la sociologie universitaire. Dès lors, on ne peut plus parler « du » public en général, mais « des » publics, stratifiés par milieux sociaux, selon une formidable inégalité sociale : le taux de fréquentation annuelle des musées variait de 0,5 p. 1000 pour les agriculteurs à 43,3 p. 1000 pour les cadres supérieurs, et 151 p. 1000 pour les enseignants et spécialistes d'art. Pour expliquer ce phénomène, le recours au paramètre de l'origine sociale permet de démontrer l'influence de celle-ci, alors que, par méconnaissance ou dénégation, « l'amour de l'art » était traditionnellement mis au compte des dispositions personnelles. Bourdieu ajoute ainsi, à la notion marxiste de « capital économique », celle de « capital culturel », mesuré par les diplômes.
Deux directions de recherche s'ouvrent alors : une sociologie du goût, avec La Distinction (Pierre Bourdieu 1979), consacrée aux « pratiques symboliques », à leurs stratifications par milieux sociaux et à la critique de la naturalisation du goût comme dénégation des motivations sociales ; et une statistique des pratiques culturelles, grâce aux enquêtes administratives (Olivier Donnat, Les Français face à la culture. De l'exclusion à l'éclectisme, 1994). On y apprend notamment que la fréquentation des musées demeure une pratique assez minoritaire, qui concerne moins d'un tiers de la population, et socialement hiérarchisée, avec un écart d'environ 1 à 3 entre catégories socio-professionnelles.
Une perspective plus qualitative, centrée sur la perception esthétique, a été également ouverte par Pierre Bourdieu et son équipe avec Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (1965), mettant en évidence l'inégalité dans la capacité à juger de la qualité formelle, plutôt que de l'agrément ou de la force du sujet. Trente ans plus tard, Nathalie Heinich prolonge ces travaux en étudiant les réactions face à l'art contemporain (L'Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, 1998), dans la perspective d'une sociologie des valeurs (Le Triple Jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques, 1998), déjà amorcée à propos du cas Van Gogh dans un « essai d'anthropologie de l'admiration » (La Gloire de Van Gogh, 1991), qui, remontant aux origines de la légende de l'incompréhension, en déploie les différentes dimensions dans le « régime de singularité » qui est celui de l'art à l'époque moderne.

7.  Sociologie de la médiation

Une œuvre d'art ne trouve de place que grâce à la coopération d'un réseau complexe d'acteurs : faute de marchands, de collectionneurs, de critiques, d'experts, de commissaires-priseurs et de commissaires d'exposition, de conservateurs de musée, d'historiens de l'art et de restaurateurs, elle ne trouvera pas, ou guère, de spectateurs pour la regarder – pas plus que, sans interprètes, ni éditeurs, ni imprimeurs, elle ne trouvera d'auditeurs pour l'écouter, de lecteurs pour la lire.
C'est à une mise à plat de ces catégories d'acteurs que s'est livrée Raymonde Moulin dans Le Marché de la peinture en France (1967), dégageant à la fois ce qui est commun à l'art et à d'autres domaines (intérêts financiers, professionnalisme, calculs) et ce qui lui est spécifique, notamment le rôle joué par la postérité ou l'importance accordée à la notion de rareté. Vingt-cinq ans plus tard, la même approche lui permettra d'étudier, avec L'Artiste, l'institution et le marché (1992), les spécificités de l'art contemporain, en particulier l'action primordiale des institutions, avec la duplication entre l'art « orienté vers le marché » et l'art « orienté vers le musée ». Les paradoxes des institutions artistiques ont été également étudiés par l'Américain William Baumol (Performing Arts. The Economic Dilemma, 1966), ou encore par Pierre-Michel Menger (Le Paradoxe du musicien, 1983), Jeanne Laurent (Arts et pouvoirs en France de 1793 à 1981 : histoire d’une démission artistique, 1982), Pascal Ory (L'Aventure culturelle française, 1945-1989, 1989), Philippe Urfalino (Les Fonds régionaux d'art contemporain, 1995 ; L'Invention de la politique culturelle, 1996).
Cette sociologie des intermédiaires peut s'étendre à un programme théoriquement plus ambitieux de « sociologie de la médiation », tel que le propose Antoine Hennion à partir de la musique (La Passion musicale, 1993). Enfin, la notion de médiation en art peut également s'ouvrir à une sociologie de la reconnaissance (Nathalie Heinich, L'Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, 1999), faisant de l'art moins un objet en soi qu'un terrain d'expérimentation pour la sociologie.

8.  Sociologie de la production

« Qu'est-ce qu'un auteur ? », demandait Michel Foucault dans une célèbre conférence donnée en février 1969 à la Société française de philosophie (reprise dans Dits et écrits I, 1954-1975, 1994. Différentes approches sociologiques tentent de répondre à cette question : morphologie sociale d'une catégorie, toujours difficile à cerner étant donné la labilité des frontières entre artistes professionnels (Michèle Vessillier-Ressi, Le Métier d'auteur : comment vivent-ils, 1982 ; Raymonde Moulin et al., Les Artistes. Essai de morphologie sociale, 1985) et amateurs (Olivier Donnat, Les Amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français, 1996 ; Daniel Fabre, Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, 1997) ; structuration du « champ » artistique ou littéraire, visant une « science des œuvres » à travers la mise en évidence des hiérarchies organisant une activité, elle-même « relativement autonome » par rapport à d'autres champs, et où la manière d'être, l'« habitus » du producteur individuel est lié à sa position dans le champ (Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art : genèse et structure du champ littéraire, 1992) ; ou encore, aux États-Unis, description interactionniste de la multiplicité des activités aboutissant à la création artistique, qui apparaît ainsi comme collectivement déterminée (Howard Saul Becker, Les Mondes de l'art, 1982, trad. franç., 1988).
Enfin, à ces approches positivistes et explicatives, visant à mettre en évidence les déterminations réelles de l'expérience artistique, peut s'ajouter une approche « compréhensive », cherchant à dégager la logique et la cohérence des représentations que s'en font les acteurs : par exemple, en reconstituant l'espace des possibles imparti aux auteurs, de façon à comprendre à quelles conditions l'écriture peut être aussi création d'une identité d'écrivain (Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, 2000).

9.  Sociologie des œuvres

La sociologie des œuvres d'art constitue la dimension à la fois la plus attendue et la plus controversée de la nouvelle sociologie de l'art. Celle-ci n'accorde plus un privilège de principe aux œuvres sélectionnées par l'histoire de l'art : ce qui ne signifie pas qu'elle nie leur importance, ni les différences de qualité artistique, mais qu'elle s'intéresse également aux processus dont elles sont l'occasion, la cause ou la résultante.
Une première approche consiste à relativiser les frontières de l'art : soit géographiques, dans une interrogation anthropologique sur la notion même d'esthétique et ses intersections avec des fonctions utilitaires, symboliques ou religieuses ; soit hiérarchiques, entre « grand art » et « arts mineurs », « art d'élite » et « art de masse », « beaux-arts » et « arts populaires » ; soit ontologiques, entre « art » et « non-art » – pratiques culturelles, ready-mades, dessins d'aliénés, d'autodidactes ou d'enfants, voire d'animaux...
Une autre approche, interprétative, consiste à rapporter une œuvre à son contexte, comme l'a fait Michel Foucault à propos des Ménines de Velázquez (Les Mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, 1966). Mais, outre la rareté des œuvres qui se prêtent aussi bien à l'interprétation, se pose alors la question de la spécificité de l'approche sociologique. Elle ne réside guère que dans ses méthodes : soit par la prise en compte des stratifications sociales, plutôt que dans la référence à une « société » dans son ensemble, c'est-à-dire à une culture (stratification mise en évidence par Pierre Bourdieu, à propos de L'Éducation sentimentale de Flaubert dans « L'Invention de la vie d'artiste », article paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales en 1975) ; soit par la taille du corpus, seule capable de donner libre cours à la comparaison, cette méthode spécifique des sciences sociales. Ainsi, lorsque Tzvetan Todorov retrace la généalogie de l'individualisation et de la sécularisation dans la représentation picturale (Éloge de l'individu. Essai sur la peinture flamande de la Renaissance, 2000), ou lorsque Nathalie Heinich décrit les structures de l'identité féminine dans plusieurs centaines d'œuvres de fiction (États de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale, 1996), il s'agit d'analyser collectivement les œuvres, en dégageant les caractères communs à une multiplicité de productions, plutôt que de les interpréter une par une.
Parallèlement à la relativisation des valeurs et à l'interprétation des significations s'ouvre une troisième voie : celle d'une approche « pragmatique », analysant non pas ce qui fait, ce que valent ou ce que signifient les œuvres d'art, mais ce qu'elles font, en situation. Facteurs de transformations, elles possèdent en effet des propriétés (plastiques, musicales, littéraires) qui agissent : sur les émotions de ceux qui les reçoivent, en les « touchant », en les « bouleversant », en les « impressionnant » ; sur leurs catégories cognitives, en entérinant des découpages mentaux et, parfois, en les brouillant ; sur leurs systèmes de valeurs, en les mettant à l'épreuve des objets de jugement ; sur l'espace des possibles perceptifs, en programmant les expériences sensorielles, les cadres perceptifs et les catégories évaluatives qui permettront de les assimiler (Nathalie Heinich, Le Triple Jeu de l'art contemporain, 1998).
Ces questions font l'objet de maints débats parmi les sociologues de l'art, dans une discipline en pleine évolution, qui oblige à des choix rigoureux engageant des principes propres à la sociologie tout entière. Beaucoup de chemin a donc été parcouru, depuis celui accompli par les pionniers de la première moitié du xxe siècle, qui ne reconnaîtraient sans doute guère leurs préoccupations dans les recherches actuelles.

Nathalie HEINICH