mardi 21 décembre 2010

ART (Aspects culturels) Public et art

La tradition esthétique tend à considérer le public comme un élément relativement contingent, secondaire par rapport à la souveraineté de l'artiste face à sa propre création, ou de l'œuvre dans son autonomie artistique. En réaction à cette indifférence ou à cette méconnaissance des processus de réception de l'art se manifeste parfois la tentation de mettre l'accent sur le « marché », mais au prix, trop souvent, d'une réduction aux seuls mécanismes marchands ou aux phénomènes de dépendance des artistes à l'égard de leur clientèle. Or, dans un cas comme dans l'autre, l'existence d'un public est considérée, plus ou moins explicitement, comme un élément aliénant – même s'il est nécessaire – par rapport au moment de la pure création.
Ce n'est pas, cependant, une troisième voie idéologique qu'il convient d'opposer à ces conceptions, mais bien plutôt un rappel de la genèse des notions d'art et de public. Le public, en effet, ne peut apparaître en tant que tel que s'il existe une division du travail susceptible d'engendrer une distinction entre une production artistique due à des professionnels exerçant dans le cadre d'un marché, et des consommateurs. En ce sens, l'art n'a pu être perçu comme tel qu'à travers l'émergence d'un public susceptible de le faire exister, tant matériellement, à travers les œuvres, que symboliquement, comme catégorie mentale. On conçoit alors l'importance, pour l'esthétique, d'une bonne appréhension du public de l'art grâce aux instruments fournis par l'histoire et l'économie, la psychologie et la sociologie, qui viennent enrichir les réflexions plus traditionnelles de la philosophie et de la phénoménologie.

1.  Quel public pour l'art ?

Dans l'art occidental tel que nous le connaissons, la notion de public commence avec le mécénat, autrement dit la commande d'œuvres par des instances collectives, religieuses d'abord, princières ensuite, avec le développement de la « curialisation » analysée par Norbert Elias dans La Société de cour. Dans ce contexte cultuel ou somptuaire, les œuvres avaient deux catégories de spectateurs : d'une part, le cercle étroit des commanditaires et de leurs proches (qui, surtout en matière religieuse, pouvaient avoir un impact direct sur la conception et l'exécution, comme l'ont bien montré Michael Baxandall ou Francis Haskell) ; d'autre part, le public élargi des fidèles dans les églises ou des courtisans dans les palais.
À cette tradition de la commande, à des fins d'édification, de mémorisation ou d'ostentation, s'ajoutera à partir de la Renaissance une dimension qu'on pourrait dire plus « privée » puisqu'elle passe par des achats individuels d'amateurs ou de collectionneurs, capables de s'intéresser à la peinture ou à la sculpture pour des raisons spécifiquement esthétiques, de reconnaître des styles ou des écoles, d'identifier des signatures, par-delà l'intérêt premier pour le sujet. En France, ce fut dans le cadre d'un mouvement de « curiosité », propre aux fractions privilégiées de l'aristocratie et de la bourgeoisie, que, dans le courant du xviie siècle, se développa un goût particulier pour les toiles de maîtres et, corrélativement, un marché alimenté par un important trafic.
Après la commande, orientée vers la décoration des lieux publics ou semi-publics, et l'achat, visant à orner des cabinets privés, apparaît une troisième phase : le développement du public dans le cadre des Salons du xviiie siècle, créés à l'origine pour compenser l'abandon de la vente en ateliers par les peintres et sculpteurs académiciens, désireux de rompre avec les usages boutiquiers des corporations artisanales. Avec l'ouverture de ces salons au public se constitue pour la première fois une forme de relation à l'art entièrement détachée de toute possession matérielle, puisque n'importe quel visiteur peut, sans commander ni acquérir quoi que ce soit, avoir accès aux œuvres, former et émettre une opinion à leur sujet. Ce qui distingue en effet le salon des foires ou des marchés où, traditionnellement, la production artistique pouvait trouver un public, c'est que la consommation y est purement symbolique : le tableau ne figure pas pour être acheté (en tout cas pas immédiatement), mais pour faire montre du savoir-faire du peintre et, éventuellement, du savoir-apprécier du public. C'est donc là une étape importante puisqu'elle marque – en même temps qu'une certaine autonomisation de la production par rapport aux circuits marchands – une véritable institutionnalisation du goût comme faculté indépendante de la consommation matérielle, possédant en soi une finalité propre, désintéressée (ainsi que le conceptualisera l'esthétique kantienne).
C'est ainsi qu'apparaît, après les commanditaires et les acheteurs, cette catégorie particulière de public que sont les amateurs et les connaisseurs. Parallèlement, on assiste à l'émergence de deux types d'intermédiaires spécialisés : d'une part les marchands de tableaux, qui ajoutent à la délectation esthétique sa dimension commerciale (qui pourra prendre plus tard la forme de la spéculation) ; et, d'autre part, les critiques et les érudits, spécialisés dans l'évaluation et la connaissance des œuvres, et qui connaîtront un essor particulier dans le courant du xixe siècle, avec le développement de la presse pour les premiers, et de l'édition et de l'université pour les seconds. Enfin, aux frontières du commerce et de l'érudition, les experts apparaîtront, en même temps que l'extraordinaire enchérissement du marché de l'art caractéristique de la modernité. C'est en effet au xixe siècle que le public de l'art s'ouvre à des catégories plus larges que ne l'étaient jusqu'alors les collectionneurs ou les amateurs des Salons, membres de l'aristocratie ou de la haute bourgeoisie. Mais si la consommation de l'art par la visite des lieux consacrés prend une dimension massive, ce n'est pas tant par l'extension du public (socialement limitée, on va le voir) que par la multiplication de ces lieux : d'une part, grâce à l'ouverture des musées après la Révolution, qui institutionnalisent l'introduction de l'art dans le patrimoine public ; et, d'autre part, grâce à l'organisation de plus en plus fréquente à notre époque d' expositions temporaires, dans les galeries ou les musées. Il s'agit moins, dès lors, d'un phénomène de consommation des œuvres (matérielle, par la commande et l'achat, ou symbolique, par la délectation et l'érudition) que d'une question de « fréquentation » des lieux culturels dans le cadre des pratiques de loisir – ce que certains, attachés aux connotations volontiers élitaires de l'amour de l'art, ne se font pas faute de déplorer.
Dernière étape, enfin, dans cet élargissement qualitatif et quantitatif des modes d'accès à l'œuvre d'art : l'invention puis la multiplication des moyens techniques de reproduction ; la gravure, tout d'abord, à la Renaissance puis, surtout, la photographie dans la seconde moitié du xixe siècle et, pour la couleur, la seconde moitié du xxe siècle. Cet accès aux images d'images se développe notamment à travers les livres d'art, les affiches et surtout les cartes postales en vente dans les services commerciaux des musées ; il suscite l'avènement non tant de nouvelles catégories de publics (encore qu'on puisse à présent connaître parfaitement l'histoire de l'art sans avoir à se déplacer, au contraire de ce qui se passait auparavant, lorsque le voyage était la condition nécessaire à toute véritable culture) que d'un nouveau rapport à l'art, infiniment plus libre, si ce n'est désinvolte – même s'il peut perdre en intensité ce qu'il gagne en extension. C'est ainsi qu'André Malraux a pu élaborer l'idée du « musée imaginaire » ; et c'est à cette « reproductibilité technique » des œuvres que Walter Benjamin a voulu attribuer une perte de l'« aura » de l'œuvre d'art – alors que la valorisation quasi fétichiste des originaux, dont témoigne par exemple la dévotion portée à la Joconde, semble au contraire pouvoir être mise au crédit de la multiplication photographique des images, qui engendre ainsi dans le même temps la banalisation des reproductions et la vénération des originaux : l'œuvre d'art n'a jamais eu une telle « aura » que depuis qu'elle est tant reproduite.
 
La Joconde, L. de Vinci LÉONARD DE VINCI, La Joconde, vers 1503-1506. Huile sur bois, 77 cm × 53 cm. Musée du Louvre, Paris. 

2.  Du public aux publics

Cette mise en perspective historique des différentes catégories de publics incite à abandonner le point de vue globalisant sur « le » public de l'art, pour raisonner en termes de publics socialement différenciés. Les méthodes modernes de la sociologie et de son instrumentation statistique concourent à ce renouvellement de la problématique, notamment en ce qui concerne les publics des musées, étudiés pour la première fois à grande échelle par Pierre Bourdieu et son équipe, grâce à une enquête par questionnaires menée en 1964-1965 dans plusieurs musées français et européens. Publiés dans un ouvrage intitulé L'Amour de l'art, les résultats de cette enquête révélaient l'ampleur d'un phénomène aujourd'hui évident aux yeux de certains, mais dont, à l'époque, seule l'intuition pouvait fournir une évaluation : à savoir l'extrême inégalité sociale d'accès aux œuvres d'art par les musées et les expositions. Ainsi le taux de fréquentation annuelle présentait un écart de 0,5 pour les agriculteurs à 43,3 pour les cadres supérieurs et, surtout, 151,1 pour les professeurs et spécialistes d'art.
Or, par-delà ce constat, Bourdieu se livre à une critique en règle de la croyance en l'innéité des « dispositions cultivées », pour mettre en évidence le rôle primordial de l'inculcation familiale. Une telle problématique avait déjà été préparée par un autre ouvrage, Les Héritiers, où, sur la base d'un travail empirique similaire, avait été souligné le caractère socialement transmis des dispositions scolaires et, plus généralement, le rôle du « capital culturel », distinct du capital économique ; il en va de même pour l'accès aux œuvres d'art, en particulier la peinture, où ce phénomène est spécialement sensible, mais aussi la musique, le théâtre, la littérature, etc. C'est ainsi que se trouvent dénoncées les illusions de la « transparence du regard », de la faculté également accordée à tout un chacun d'être sensible à l'art comme par une « grâce » d'ordre mystique. Et c'est une métaphore religieuse qu'emploie Bourdieu dans son introduction, célèbre pour sa critique ironique des présupposés qui circulent, contre l'évidence, dans le monde de l'art, toutes tendances confondues : « En définitive, les anciens et les modernes s'accordent pour abandonner entièrement les chances de salut culturel aux hasards insondables de la grâce ou, mieux, à l'arbitraire des “dons”. Comme si ceux qui parlent de culture, pour eux et pour les autres, c'est-à-dire les hommes cultivés, ne pouvaient penser le salut culturel que dans la logique de la prédestination, comme si leurs vertus se trouvaient dévalorisées d'avoir été acquises, comme si toute leur représentation de la culture avait pour fin de les autoriser à se convaincre que, selon le mot d'une vieille personne, fort cultivée, “l'éducation, c'est inné”. »
Ainsi les musées, au lieu d'apparaître comme les instruments d'une possible démocratisation de l'accès aux œuvres (en tant que celles-ci y sont « publiques » et d'accès sinon libre, du moins relativement peu onéreux), révèlent-ils au contraire une bipartition fondamentale entre les profanes et ceux qui, pourrait-on dire, ont accès au culte, voire contribuent à matérialiser ou à accentuer cette coupure : « Si telle est la fonction de la culture et si l'amour de l'art est bien la marque de l'élection séparant, comme par une barrière invisible et infranchissable, ceux qui en sont touchés de ceux qui n'ont pas reçu cette grâce, on comprend que les musées trahissent, dans les moindres détails de leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le sentiment de l'appartenance et chez les autres le sentiment de l'exclusion. »
Entre-temps, cependant, la fréquentation des musées et des expositions semble avoir beaucoup évolué, si l'on en croit par exemple les entrées annuelles dans les musées nationaux qui, en France, sont passées de 5,1 millions en 1960 à 10,4 millions en 1978. Et il est vrai que, sous le coup notamment de l'élévation générale du niveau d'études pour les générations de l'après-guerre, les pratiques culturelles ont pu s'intensifier, jouant même pour certaines catégories le rôle occupé précédemment par la consommation automobile et l'électro-ménager ou, plus tard, l'équipement audiovisuel. Mais s'agit-il d'une ouverture de la fréquentation des lieux culturels à d'autres catégories, moins privilégiées, qui en étaient auparavant exclues, ou bien d'une intensification des pratiques propres aux milieux traditionnellement portés vers ces formes de culture ? Bien que la première hypothèse se vérifie en partie, c'est malgré tout vers la seconde qu'il convient d'orienter avant tout l'interprétation. En effet, malgré l'augmentation de l'offre en matière culturelle (comme en témoigne, par exemple, le rythme annuel des expositions organisées à Paris et en province), on ne constate qu'un accroissement modéré du pourcentage des Français ayant visité, au moins une fois dans l'année, un musée ou une exposition artistique : il est passé respectivement de 22,7 p. 100 en 1973 à 30,1 p. 100 en 1981 pour les musées, et de 18,6 à 21,4 p. 100 pour les expositions (ce qui signifie que plus des deux tiers des Français ne vont jamais dans les musées). On remarque en outre que l'écart reste grand entre catégories sociales (17,3 p. 100 des agriculteurs et 19,5 p. 100 des manœuvres déclarent s'être rendus au moins une fois dans un musée durant les douze mois précédant l'enquête, contre 61 p. 100 des cadres supérieurs et professions libérales), avec une très forte incidence du niveau d'études (14 p. 100 des non-diplômés se sont rendus dans un musée, contre 55,6 p. 100 des bacheliers et titulaires de diplômes supérieurs). On notera enfin que, de toutes les pratiques de loisir ainsi étudiées, la fréquentation des musées et des expositions est la plus féminisée ou, plutôt, une des seules où n'apparaisse pas une sur-représentation masculine, puisque hommes et femmes y figurent à peu près à égalité.
C'est ainsi qu'est apparu, dans les milieux spécialisés, le souci d'une certaine « démocratisation » du public de l'art, dont les maisons de la culture fondées dans les années soixante par André Malraux étaient un premier symptôme et dont le Centre Pompidou sera, dix ans plus tard, l'un des plus spectaculaires symboles. En témoignent aussi les nombreuses études menées sur le sujet (en particulier grâce au service des études du ministère de la Culture), ou encore, sur un terrain plus pragmatique, le développement de ce qu'on a appelé « l'action culturelle », et ses orientations « socio-culturelles », à travers la formation d'animateurs spécialisés. Ces intermédiaires professionnels (apparus sous une première forme dès 1928, lorsqu'un service de visites guidées fut créé au musée du Louvre) témoignent de cette nouvelle prise de conscience du fait que la relation entre art et public ne va pas forcément de soi. Elle peut d'ailleurs, dans un esprit militant, être considérée comme une forme de droit démocratique – le droit à la culture – qu'il importe de faire bénéficier à tous. C'est dans cette perspective qu'apparaît, également à partir de 1968 et dans les années qui suivirent, le souci du « non-public », autrement dit tous ceux que les professionnels de l'animation ne peuvent toucher au musée, tout simplement parce qu'ils ne s'y rendent jamais. L'animation culturelle, c'est-à-dire le travail des intermédiaires spécialisés entre art et public, rencontre là ses limites : non seulement parce que, comme l'avait déjà souligné Bourdieu dans L'Amour de l'art, c'est avant tout par la famille et, à défaut, par l'école que peut s'inculquer efficacement le goût pour les œuvres d'art ; mais aussi parce que, avec la privation de ce goût, fait défaut la conscience même de la privation, sans laquelle aucun soutien pédagogique n'a la moindre efficacité (si ce n'est celle, éventuellement, de culpabiliser le sujet en lui inculquant la honte culturelle, la conscience impuissante et humiliée de son propre handicap) : « Du fait que l'œuvre d'art, écrivait Bourdieu, n'existe en tant que telle que dans la mesure où elle est perçue, c'est-à-dire déchiffrée, il va de soi que les satisfactions attachées à cette perception – qu'il s'agisse de la délectation proprement esthétique ou d'autres gratifications plus indirectes, comme l'effet de distinction – ne sont accessibles qu'à ceux qui sont disposés à se les approprier parce qu'ils leur accordent valeur, étant entendu qu'ils ne peuvent leur accorder valeur que s'ils disposent des moyens de se les approprier. En conséquence, le besoin de s'approprier des biens, qui, comme les biens culturels, n'existent comme tels que pour qui a reçu de son milieu familial et de l'école les moyens de se les approprier, ne peut apparaître que chez ceux qui peuvent le satisfaire... »

3.  Quel art pour le public ?

Une telle problématique peut paraître, cependant, fort éloignée des préoccupations des créateurs, qui par définition ne peuvent s'adresser au « non-public » et n'ont pas besoin de lui : on est là au point de distance maximal non seulement entre le public et l'art, mais aussi entre les artistes et les destinataires de leurs œuvres. On constate, en fait, que l'étendue du public et la proximité avec le monde de l'art sont inversement proportionnelles – à la masse du « non-public » ou du public occasionnel et peu acculturé s'opposant le petit nombre des interlocuteurs privilégiés, pairs ou acheteurs et critiques. C'est bien là une des spécificités des valeurs culturelles, orientées vers la rareté et non vers la quantité.
Or ces liens de proximité, plus ou moins étroits, entre la production artistique et son public, ou plutôt ses publics, ont un lien immédiat avec les formes d'art mises en circulation : la question du public, on va le voir, n'engage pas seulement une histoire de la réception, une sociologie des pratiques culturelles ou une pragmatique de l'animation dans les musées ou les écoles, mais elle permet également d'étayer l'approche des œuvres et de la perception esthétique. En effet, à chaque strate de publics correspond un type de production artistique, doté d'une place spécifique sur le marché ainsi que de caractéristiques esthétiques, lesquelles, tout en évoluant différemment selon les époques, possèdent les mêmes propriétés structurelles. On peut distinguer, tout d'abord, l'art produit avant tout pour les pairs (ou, éventuellement, contre eux, dans une logique de distinction), qui tend à définir ce qu'on appelle l'« avant-garde » – quel que soit le contenu, forcément changeant, affecté à cette notion – comme l'a bien mis en évidence, là encore, Pierre Bourdieu, dans ses travaux sur le champ artistique. Cette production pour initiés s'étend également aux experts, aux intermédiaires (marchands, spécialistes, conservateurs, etc.), aux critiques : tous destinataires par excellence de ce qu'il peut y avoir de plus ésotérique dans l'art, et qui ne deviendra exotérique que par l'effet du temps, de la diffusion, de l'imitation par d'autres artistes, de l'intégration dans le marché et dans les musées, etc. On atteint là le cercle du public cultivé, marquant les limites d'un « art d'élite » auquel il faudra plus de temps encore – non plus des mois ou des années mais, peut-être, des générations – pour parvenir à toucher ce qu'on appelle le grand public, auquel correspond l'art dit « de masse » ou « commercial », et dont les strates inférieures, dans cette hiérarchie indissociablement sociale et esthétique, sont représentées par l'art « populaire », objet d'une commercialisation immédiate ou quasi industrialisée à l'usage des catégories les moins éduquées, les moins acculturées aux valeurs artistiques. On pensera par exemple, à titre d'illustration, au cas d'Utrillo, reconnu tout d'abord par un petit cercle de peintres et d'amis proches que n'effrayaient pas ses infractions aux canons de la représentation académique, puis par des amateurs éclairés, de plus en plus nombreux – jusqu'à ce que sa manière se dégradât sous la forme d'une production quasiment en série de « chromos » tels qu'on les trouve encore aujourd'hui à l'usage des touristes sur la butte Montmartre. On voit bien là le lien qui unit intrinsèquement niveaux de production et niveaux de réception, non pas bien sûr du fait d'une stratégie délibérée de la part du peintre, mais en vertu d'une sorte d'« homologie », d'une affinité structurelle entre la position occupée par un créateur à l'intérieur de son champ de production, et la position du public susceptible de goûter ses œuvres à l'intérieur des différentes catégories de publics et de goûts dont l'ensemble forme ce qu'on peut appeler le champ de réception.
L'approche sociologique apporte donc, en même temps qu'une décomposition de la notion de public, une certaine relativisation de la notion de «  goût », dans la mesure où celui-ci renvoie à différents systèmes de référence. Or, une telle relativisation se dégage également des travaux historiques sur l'évolution des goûts en matière artistique. À court terme, on aperçoit ainsi l'étroite imbrication entre la sociologie et l'histoire, dans la mesure où le goût « populaire » apparaît souvent comme une imitation, décalée dans le temps, de ce qui, une génération auparavant, pouvait appartenir au goût « bourgeois » – comme le montre bien Pierre Bourdieu dans La Distinction, à propos, par exemple, des tableaux de Bernard Buffet ou des Quatre Saisons de Vivaldi. À plus long terme, on découvre les extraordinaires variations non seulement dans les goûts picturaux, mais dans les systèmes mêmes de référence permettant d'identifier des styles, de classer des écoles : on ne citera ici que l'« invention » de Vermeer vers le milieu du xixe siècle, ou celle de Caravage dans les années 1930, parmi tant d'autres exemples dont Francis Haskell fournit de subtiles analyses dans son ouvrage sur les redécouvertes en art. Enfin, l'histoire de l'art elle-même offre les instruments permettant d'articuler l'évolution des formes et l'évolution des goûts. Ainsi la notion de genre, centrale pour la peinture de l'époque académique, est à la fois ce qui permet de catégoriser des œuvres et d'orienter les regards et les préférences selon les types de publics : peinture religieuse à usage de dévotion, « grandes machines » décoratives pour les mécènes, peinture d'histoire appréciée des lettrés, scènes de genre et nature morte ayant souvent pour destinataires des amateurs plus « bourgeois » ou plus près du peuple. Ce ne sont là, bien entendu, que des tendances très générales, mais qui marquent les étapes d'une réflexion cherchant à lier l'histoire du goût, l'histoire des formes et l'histoire des sujets.

4.  La perception esthétique

Mais les variations dans l'appréciation des œuvres selon les différents publics ne touchent pas seulement les sujets et les formes, les contenus et les styles de représentation : elles concernent tout d'abord – et trop de recherches tendent à l'oublier – le statut même des œuvres, le fait qu'elles soient ou ne soient pas appréhendées comme des objets d'art. Car, avant même de faire l'histoire et la sociologie du goût, il convient de procéder à ce qu'on peut appeler une histoire sociale du concept d'œuvre d'art – concept qui ne va de soi que pour un public déjà familiarisé avec la culture plastique. Mais dès lors que l'on intègre à la réflexion – ne serait-ce que pour en mieux marquer les limites – ce « non-public » dont il était précédemment question, on ne peut pas ne pas s'interroger sur ce que, dans une perspective de type psychosociologique, on appelle la « perception esthétique ».
La nécessité d'une telle problématique apparaît bien, en particulier, lorsque, au lieu de s'intéresser au goût de telle ou telle catégorie de public, on prend en considération, au contraire, les réactions de dégoût, dont la forme la plus primaire, et la plus radicale, est le refus d'accorder à une œuvre un quelconque statut artistique. Ce refus peut se marquer par une simple abstention (lorsqu'on ignore l'œuvre, comme c'est le cas pour maintes « installations » publiques pratiquées par certains artistes contemporains) ; ou bien, à un stade supérieur, par une réaction verbale (rejet, insultes, moqueries) ; ou bien encore, plus radicalement, par des tentatives de destruction matérielle de l'objet en question, qui rejoignent, dans un contexte très différent, les manifestations d'iconoclasme enregistrées à la Renaissance. C'est cet Iconoclasme moderne qu'analyse Dario Gamboni dans un ouvrage sous-titré « Théorie et pratiques contemporaines du vandalisme artistique », à partir des réactions du public non averti face à une exposition de sculpture contemporaine en plein air.
Reste donc à comprendre ce qui est vu dans ce qui est donné à voir, autrement dit, comment s'organise pour les sujets la perception visuelle, au niveau simplement psychotechnique. Contre une conception purement objectiviste, qui verrait dans la force intrinsèque de l'objet perçu le principe de sa perception, la sociologie n'est pas la seule à rappeler l'importance des variations perceptives à travers les différences d'accès à l'œuvre. Certaines tendances de la psychologie de l'art s'y emploient également, en décrivant les processus d'identification des objets et la part qu'y prennent les variations culturelles (au sens anthropologique) et historiques ainsi que, du même coup, éducatives. Ainsi Ernst Gombrich (qui cite cette phrase de Constable : « L'art de voir la nature est, aussi bien que l'art de déchiffrer les hiéroglyphes, une chose qui doit s'apprendre ») s'intéresse aux cas d'objets ambigus ou d'illusions – des taches d'humidité chères à Léonard de Vinci aux effets de perspective ou d'anamorphose – pour montrer que la perception est le fruit d'une convergence entre les caractéristiques de l'objet et les attentes de l'observateur, de sorte que les formes incomplètes, par exemple, sont complétées mentalement par des projections psychiques construites sur la base d'expériences perceptives antérieures. Ce type de recherches, développées à partir des travaux de la Gestaltpsychologie, permet de conclure que la perception n'est en rien réductible à un simple enregistrement des objets : l'expression artistique, loin d'être une donnée absolue, ne peut être comprise qu'en fonction de catégories historiquement et socialement construites.
Il appartient donc aux sciences sociales de dépasser le projet, proprement philosophique, de définition des critères du « beau » dans l'œuvre, pour analyser le processus de construction de la notion même d'œuvre d'art. Ce processus est, avant tout, un phénomène de croyance, comme l'a montré Marcel Mauss à propos du fait magique, dont on peut transposer les propriétés au fait artistique : « Ce qui leur [magiciens] donne des vertus magiques, ce n'est pas tant leur caractère physique individuel que l'attitude prise par la société à l'égard de tout leur genre. » Autrement dit, c'est la croyance collective en l'efficacité du geste du magicien, ou de l'artiste, qui fonde leur reconnaissance comme tels et la perception de leurs œuvres comme magiques ou artistiques – bien plus que les caractères propres de leur production.
En outre, la notion d'œuvre d'art implique un certain consensus – dont l'étendue varie selon les époques et les milieux – quant à la relative autonomisation des œuvres vis-à-vis d'une fonction pratique ou utilitaire : l'œuvre d'art, comme le dit abruptement Christo, « c'est ce qui ne sert à rien ». Kant formulait cela autrement, en définissant le goût comme « la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction ».
Un autre principe, qui fut longtemps fondamental pour l'appréhension des œuvres, repose sur l'identification d'un motif à travers la notion de « mimésis », d' imitation. Soumise à rude épreuve avec les développements de l'art moderne, une telle exigence repose sur la conviction que l'art a pour but véritable non tant d'imiter la nature pour elle-même mais, à travers elle, d'exprimer une idée, sous quelque forme que ce soit – idée morale, passion, conviction religieuse ou politique, etc. Une telle conception (dont Erwin Panofsky a dressé un remarquable tableau historique depuis l'Antiquité) était centrale dans toute la période académique ; elle s'est vue peu à peu battue en brèche par l'émergence d'un nouvel idéal esthétique, celui de « l' art pour l'art ». Or prôner celui-ci, comme on le fera de plus en plus à partir de la seconde moitié du xixe siècle, c'est, de manière générale, affirmer la primauté de la « forme » (exécution, qualités plastiques) sur le « fond » (sujet représenté, motif, idée). On trouve là du même coup le signe d'une autonomisation croissante de l'expression artistique en tant que telle, dans sa spécificité, par rapport à des références extérieures empruntées à d'autres domaines tels que la morale, l'histoire, la philosophie, etc. Ce processus d'autonomisation de la forme a été magistralement analysé, à travers ses diverses manifestations philosophiques et esthétiques, par Philippe Junod qui, dans son ouvrage Transparence et Opacité, met en évidence le passage d'une conception de l'art où la forme reste quasi transparente aux yeux du spectateur, à une vision plus spécifiquement esthétique, interposant entre l'œil percevant et le sujet représenté la médiation de la mise en forme dans son « opacité » – autrement dit, dans sa pleine visibilité.
Mais une telle capacité n'évolue pas seulement historiquement, dans une perspective phylogénétique : de façon ontogénétique aussi, elle varie chez les individus selon leur degré d'acculturation ou d'éducation artistique. C'est là qu'intervient la question du goût et de ses variations sociales qui fonde – beaucoup moins subjectivement qu'on tend spontanément à le croire – cette ultime dimension de la perception esthétique que constitue – après la fréquentation des œuvres, la visualisation des objets et la catégorisation de l'univers artistique – l'évaluation des œuvres d'art. Ainsi la capacité à mettre en œuvre une perception proprement esthétique, loin d'être une donnée immédiate ou dépendant de l'arbitraire des subjectivités individuelles, varie fortement en fonction de la familiarité entretenue par les sujets avec l'univers artistique – familiarité acquise le plus souvent par la famille. Cela apparaît particulièrement, a contrario, lorsque la mise en œuvre d'une telle perception ne va pas de soi : Pierre Bourdieu et ses collaborateurs l'ont bien montré dans un ouvrage sur « les usages sociaux de la photographie », où le moyen d'expression étudié – dans la mesure où, à l'époque de l'enquête, il était encore peu reconnu comme artistique – pose de façon exemplaire la question des obstacles à une telle reconnaissance. On voit alors que moins les individus sont pourvus d'instruments de perception adaptés, faute d'une éducation spécifique ou d'une inculcation spontanée par le milieu familial, plus ils tendent à privilégier spontanément des critères qui ne sont pas propres à l'univers artistique : par exemple, le travail (qui permet au respect moral de tenir lieu d'évaluation esthétique), ou encore l'ancienneté, à condition que les objets en question aient été préalablement constitués en œuvres d'art (sans quoi ils risquent au contraire d'apparaître dégradés par la vieillesse, la vétusté) ; ou bien également le réalisme de la représentation, dans la mesure où, comme le dit encore Bourdieu, « dépourvus de catégories spécifiques, ils ne peuvent appliquer aux œuvres d'art d'autre chiffre que celui qui leur permet d'appréhender les objets de leur environnement quotidien comme dotés de sens ». Du même coup, la hiérarchie des valeurs attribuées à l'œuvre peut, dans ces cas de faible acculturation aux critères esthétiques, épouser simplement la hiérarchie des valeurs affectées aux objets du monde ordinaire, de sorte que la représentation d'un objet sera jugée belle dans la mesure où cet objet lui-même le sera : femme ou enfant plutôt que vieillard, coucher de soleil plutôt que paysage industriel. On trouve là la clé du « goût populaire », qui est essentiellement un goût « équipé » par une perception peu ou pas construite sur des critères spécifiquement adaptés aux normes artistiques.

5.  L'art par le public

On voit donc que la question du public de l'art est loin de se réduire à une simple comptabilisation des entrées dans les musées, ni même à une sociologie de la fréquentation qui ignorerait cette dimension fondamentale – ressortissant d'une approche plus « qualitative » – qu'est la perception des œuvres et la construction d'un cadre conceptuel adapté à l'univers artistique. Car, si l'artiste est bien l'auteur de la production matérielle de l'œuvre, le public, lui (sous toutes ses formes : du critique spécialisé au simple visiteur, du collectionneur à l'amateur de reproductions et même au « non-public »), est bien l'opérateur de sa production symbolique comme œuvre d'art.
Certes, la tendance romantique à la vénération envers l'artiste, qui tend à idéaliser et à magnifier celui-ci en l'isolant dans un tête-à-tête inspiré avec sa propre création, n'autorise guère cette prise en compte du rôle constitutif du public et, plus généralement, de la réception des œuvres. Mais on remarque en dépit de cela des tentatives d'artistes contemporains pour intégrer, dans le processus même de leur travail, la dimension de sa réception par le public, notamment dans certaines tendances de l'art conceptuel. C'est le cas, par exemple, de ce qu'on a appelé l'« art sociologique », dont les interventions sont construites en fonction des mécanismes marchands de production de la valeur artistique et commerciale. On connaît aussi divers exemples d'appel à la créativité du public, invité à participer par ses réactions à la production de l'œuvre. Et c'est l'illustration d'une telle démarche, exemplaire d'une introjection du public dans l'œuvre d'art, qu'on trouve dans cette inscription de Joseph Kosuth : This object, sentence, and work completes itself while what is read constructs what is seen – « Objet, énoncé, et œuvre trouvant son achèvement au moment où ce qui est lu construit ce qui est vu. »

Nathalie HEINICH