mardi 21 décembre 2010

ART SACRÉ

 

Pour cerner l'art sacré au xxe siècle, les angles d'approche sont multiples et les études d'ensemble en sont encore à leur début. Les artistes du xxe siècle, qui ont beaucoup écrit sur leur art, ont souvent insisté sur sa dimension spirituelle. Une anthologie de leurs écrits apporterait une importante contribution au dossier de l'art sacré contemporain. Vassily Kandinsky n'intitule-t-il pas un recueil : Du spirituel dans l'art (1910). Le poète Pierre Reverdy, au détour de propos inspirés par l'œuvre de Georges Braque (1950), écrit : « L'art n'est pas un jeu [...]. Là où commence l'art cesse le jeu. Je m'étonne que l'on discerne si mal à quel point cette question de l'art dans la destinée de l'homme est une chose grave. Il y a tout simplement supplanté le réel. [....] Dans l'esprit, l'art est devenu roi. » Mais cette dimension spirituelle ne suffirait sans doute pas à expliquer l'insistant intérêt que notre temps a porté à l'art sacré.
On peut alors partir d'un constat : les édifices consacrés, c'est-à-dire en majeure partie les églises catholiques, sont les lieux les plus visités de France, ce qui fait apparaître immédiatement la dimension religieuse du patrimoine culturel. Or la manière dont ces églises ont été conçues, leur évolution et leur place dans l'environnement posent aujourd'hui problème, car la culture qui s'y attache n'est plus réellement partagée et nécessite une réévaluation. Pour l'appréhender, il convient d'en redéfinir les termes et de faire un détour par le passé, ce qui conduit à poser en préalable la question du rapport entre le sacré et le religieux.

1.  Sacré-profane : une mise en perspective

Une manière élémentaire de définir le sacré consiste à l'opposer au profane. Le profane, c'est le monde naturel à l'intérieur duquel se manifeste quelque chose de différent, le sacré, ce que l'historien des religions, Mircea Eliade, nomme les hiérophanies (manifestations du sacré). Reconnaître ces manifestations relève du comportement de l'homme religieux, qui a marqué toutes les sociétés humaines pour lesquelles l'univers était sacralisé. Les modalités de ce rapport au sacré, que l'on peut appeler les religions, varient grandement dans le temps et dans l'espace.
Il est nécessaire d'insister sur ce dernier point, car il est à l'origine de la mise en place progressive d'un espace privilégié qui deviendra le lieu de culte : « Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène [...] : il y a des portions qualitativement différentes des autres » (M. Eliade) ; aussi, Dieu s'adressant à Moïse lui demande-t-il de retirer ses chaussures, « car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Exode, III, 5). Dans la société occidentale, l'Ancien Testament, qui constitue le corpus de textes régissant la plus ancienne des trois religions du Livre, présente un ensemble de prescriptions concernant l'espace sacré. Elles sont en quelque sorte résumées dans cette adresse de Salomon à Dieu : « Tu m'as ordonné de construire le Temple en ton très saint Nom, ainsi qu'un autel dans la cité où tu habites, d'après le modèle de la tente très sainte que tu avais préparée dès le commencement » (Sagesse, IX, 8). Le Temple est l'« image sanctifiée » du cosmos, la demeure terrestre où ont lieu les échanges avec Dieu, le reflet de la Jérusalem céleste – tous symbolismes qui trouveront leur écho dans l'église chrétienne : « En tant qu'image du Cosmos, l'église byzantine incarne et à la fois sanctifie le Monde » (M. Eliade). On peut sans doute ajouter que l'art sacré, par sa situation au sein de cette expérience religieuse de l'espace, peut être qualifié d'art religieux – même si André Malraux a affirmé que le sacré était un dépassement du religieux.

2.  Repères historiques

En Occident, c'est à travers ses différentes manifestations dans la mouvance chrétienne que l'art sacré peut être envisagé. En effet, cette notion n'a pas de statut privilégié aux yeux des musulmans pour qui seule la parole divine est sacrée. Le cas de l'art juif est plus complexe en raison de la si longue diaspora : l'art rituel lié aux objets du culte semble peu évoluer ; quant à la construction de synagogues, si elle a connu un certain essor en France, surtout au xixe siècle, après la reconnaissance officielle de la religion juive, cela n'a pas été le creuset d'un véritable renouveau artistique.
Dans le monde chrétien, l'art sacré s'est développé autour des constructions religieuses nécessaires à la liturgie (du grec leitourgia, « service public »), culte public institué par l'Église dont le déroulement a déterminé les formes architecturales et nécessité la mise en place d'un mobilier liturgique varié (autels, sièges, ambon, etc.). Quant à la célébration du culte, elle se fait à l'aide d'objets précis (calice, patène, livres, etc.) et avec des vêtements particuliers. Pour rendre plus accessible le dogme chrétien aux fidèles, des images se sont avérées utiles, encouragées par plusieurs papes depuis Grégoire le Grand. Les supports en ont été variés : mosaïques, peintures murales, retables peints ou sculptés, vitraux, sculptures, etc. Ces divers éléments ont subi au cours des siècles d'importantes transformations, encadrées par les prescriptions conciliaires.
Ce n'est pas le lieu de faire ici l'histoire de ces formes artistiques anciennes qui, du reste, ont suivi des voies différentes en Orient et en Occident, mais il faut rappeler leur existence, car elles imprègnent encore très fortement la vision du public et des artistes.

3.  Un regard tourné vers le Moyen Âge

La redécouverte du Moyen Âge, qui marqua les débuts du romantisme, a joué un rôle majeur dans l'évolution de la sensibilité du public vis-à-vis de l'art sacré, d'autant plus qu'elle s'était accompagnée d'une réhabilitation des techniques médiévales.
L'exemple du vitrail, art typiquement médiéval dans l'imaginaire collectif, est significatif à cet égard. Exclu par l'architecture classique, qui recherchait une lumière franche pour la mise en valeur de ses propres décors, il tomba en désuétude au point que le savoir-faire des peintres-verriers se perdit faute de demande. Il retrouva un statut quasi médiéval grâce à la restauration de la Sainte-Chapelle de Paris (1847-1853) qui nécessita des recherches pour reproduire à la fois les matériaux et les gestes des artisans d'antan. Ce qui explique que la Sainte-Chapelle a été érigée en modèle par Viollet-le-Duc, théoricien très influent, avec pour corollaire la naissance du vitrail archéologique, qui démarque les différentes époques de l'histoire de la peinture sur verre, avec une prédilection pour le xiiie siècle, et pérennise l'iconographie élaborée au Moyen Âge. La modernisation formelle et iconographique de la peinture sur verre en fut certainement retardée, même si, au xixe siècle, des peintres furent parfois sollicités pour donner des cartons – tel Delacroix ou Ingres pour la chapelle royale de Dreux. Alors que l'Art nouveau transforme le vitrail civil par une simplification du dessin et un allègement de la peinture, son inspiration ne franchit que modérément le seuil des églises. La cathédrale de Fribourg (Suisse) où les vitraux de J. Mehoffer transposent des scènes traditionnelles, comme l'Enfance du Christ, dans des décors d'une luxuriance foisonnante (1896-1934) étant une exception notable.
En fait, les communautés de fidèles se sont retrouvées sans difficulté dans ce retour à des images marquées d'une aura médiévale, alors que l'art contemporain ne comblait pas toujours leur attente et entraînait des réactions de rejet. La métamorphose formelle a eu d'autant plus de difficulté à s'imposer que la « création » moderne et contemporaine de vitraux s'insérait le plus souvent dans des édifices anciens.

4.  Maurice Denis et la théorisation de l'art religieux

Le xxe siècle s'est ouvert, en France, sur la séparation des Églises et de l'État (1905), ce qui a ralenti les initiatives en matière d'art religieux pour deux décennies. Des artistes, évoluant le plus souvent au sein de groupes ou de mouvements divers, ont fait état d'une quête spirituelle, que plusieurs ont pensé retrouver dans l'art médiéval.
C'est le cas de Maurice Denis (1870-1943) qui se révèle un témoin privilégié de l'art sacré, en publiant dès 1890, des articles salués par Paul Valéry qui lui écrivait : « J'aime beaucoup que le peintre que vous êtes soit aussi l'écrivain qu'il est » (Lettres à quelques-uns). À deux reprises, ces articles furent repris dans des volumes au titre suggestif, Théories. 1890-1910. Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique (1912) et Nouvelles Théories. Sur l'art moderne, sur l'art sacré, 1914-1921 (1922). Maurice Denis s'est impliqué dans l'art sacré non seulement par ses œuvres et ses écrits, mais en fondant en novembre 1919 à Paris, avec Georges Desvallières (1861-1950), l'un des principaux groupements d'artistes chrétiens, les Ateliers d'art sacré, dont le programme est nourri de ses réflexions sur l'art.
Le but était de faire renaître l'atelier médiéval que la Renaissance avait supprimé. Cette idée apparaît déjà dans les Notes sur la peinture religieuse (1896) : « Si Dieu m'avait donné de naître quelques siècles plus tôt, à Florence au temps de frère Savonarole, certainement j'aurais été de ceux qui défendaient, avec une ardeur puérile et violente, contre l'envahissement du paganisme classique, l'esthétique du Moyen Âge. [....] J'aurais conspué la Renaissance. » Ce retour à ce que l'on croyait être l'essence de l'art médiéval, Maurice Denis l'avait vécu dans le symbolisme, dont il donnait sa propre définition : « J'ai toujours attaché beaucoup d'importance à l'idée symboliste. C'était vraiment une lumière pour des esprits navrés de naturalisme, et en même temps trop épris de peinture pour donner dans les rêveries idéalistes. » Il y voyait « la tentative d'art la plus strictement scientifique. Ceux qui l'ont inaugurée étaient des paysagistes, des nature-mortistes, pas du tout des „peintres de l'âme“... C'étaient des esprits passionnés de vérité, vivant en communauté avec la nature, et je crois bien aussi, sans métaphysique. S'ils furent amenés à „déformer“, à composer, et finalement à inventer de surprenantes formules, c'est qu'ils voulurent se soumettre aux lois d'harmonie qui régissent les rapports des couleurs, les agencements des lignes (recherches de Georges Seurat, Émile Bernard, Camille Pissarro) ; mais c'est aussi pour apporter plus de sincérité dans le rendu de leurs sensations ». Ce texte bien antérieur à l'ouverture des Ateliers contient toutes les clés de l'esprit dans lequel le travail allait être mené. La peinture y était enseignée en même temps que la peinture sur verre, d'autres sections étant vouées à la sculpture, ainsi qu'à des formes artistiques plus directement liées au culte : broderie et chasublerie, gravure et imagerie – et l'ensemble mis au service des commandes nombreuses à partir de 1919.

5.  Les principes esthétiques

Maurice Denis s'est fait théoricien face à la génération montante des artistes qui, après 1910, se réclamaient davantage du pouvoir de l'instinct. Une note inscrite dans son Journal en janvier 1909 montre son intérêt pour « des élèves, et qui vous écoutent, et qui tirent profit, non seulement des idées qu'on leur donne, mais des mots dont on se sert pour parler ». C'est ainsi qu'il a publié en cette même année 1909 une synthèse intitulée De Gauguin et de Van Gogh au classicisme, reprise dans Théories (1912) et dédiée À [ses] chers élèves de l'Académie Ranson, où l'on trouve exposés les éléments fondamentaux de sa pensée artistique, confirmés dans Le Symbolisme et l'art religieux moderne (1918, réédité dans Nouvelles Théories 1922).
En réaction à l'académisme du xixe siècle qui avait entretenu à tort la confusion entre l'objet créé par l'artiste et le spectacle de la nature, le symbolisme est défini comme « l'art de traduire et de provoquer des états d'âme au moyen des rapports de couleurs et de formes. Ces rapports, inventés ou empruntés à la nature, deviennent les signes ou symboles de ces états d'âme : ils ont le pouvoir de les suggérer. L'artiste doit chercher, selon le mot de Cézanne, non pas à reproduire la nature, mais à la représenter, par des équivalents, des équivalents plastiques. C'est le moyen d'expression (lignes, formes, volumes, couleurs), et non l'objet représenté, qui doit lui-même être expressif ». Pour Maurice Denis, cette définition de l'œuvre d'art pouvait, et même devait être mise au service de l'art chrétien, car elle conduisait à l'alliance entre la décoration et l'expression, entre l'« ornement et [la] poésie » et à « fuir le trompe-l'œil et le mensonge ». Ce qui est agréable à l'œil doit également nourrir l'esprit et, comme au Moyen Âge, doit enseigner, c'est-à-dire être édifiant ; or l'édification passe par le maintien du sujet en peinture – affirmation courageuse à une époque où la mode était au rejet du sujet par crainte du sentimentalisme. Mais, l'effort de sincérité demandé à l'artiste devait lui éviter de tomber dans l'imagerie « doucereuse » ou dans « la peinture d'histoire appliquée à la religion ». En conclusion, « l'artiste chrétien nous doit donner un art vivant, tiré de son propre fond, et parler le langage du cœur. Adopter une telle méthode, chercher les correspondances entre les signes plastiques et les modalités de sa propre sensibilité religieuse », voilà l'ascèse qui offrira un art chrétien pour notre temps. C'est ce qui est pratiqué aux Ateliers d'art sacré, où pour enrichir l'expérience de l'artiste, outre les cours dispensés sur le dogme, la théologie, la philosophie et bien sûr les différentes techniques, il est recommandé de « vivre une vie » empreinte de foi chrétienne.
Dans cette atmosphère se sont formés, en effet, des artistes dont les œuvres et la personnalité ont incontestablement marqué leur temps, à commencer par le père dominicain Marie-Alain Couturier, qui jouera un rôle majeur après la Seconde Guerre mondiale sans jamais renier sa formation initiale de peintre et de verrier.

6.  Les femmes et l'art sacré

La Première Guerre mondiale ayant causé de lourdes pertes dans les rangs masculins, les femmes prirent une place de premier plan dans bien des domaines, tout particulièrement dans le domaine artistique. C'est une femme, Valentine Reyre (1889-1943), qui, dès 1917, avait fondé en compagnie de l'architecte Maurice Storez le mouvement de l'Arche dont les exigences spirituelles, la recherche de vérité et le refus du pastiche sont très proches des professions de foi de Maurice Denis. Du reste, Valentine Reyre collabora avec les Ateliers d'art sacré, par exemple pour le chemin de croix de Coulans-sur-Gée, Sarthe (1919). Elle pratiqua toutes les formes de peinture, y compris monumentale comme la fresque et le vitrail.
Marthe Flandrin (1904-1987), petite-nièce du peintre Hippolyte Flandrin, est une autre figure marquante. Membre du groupe des Catholiques des beaux-arts, où s'était créée une section féminine en 1926, elle travailla fréquemment avec Élisabeth Faure pour la réalisation de vastes compositions murales, telle la Vie de sainte Catherine de Sienne à l'église du Saint-Esprit dans le XIIe arrondissement à Paris (1932-1934) ; elle pratiqua également la sculpture et la céramique.
Tout comme Marguerite Huré, mais dans un registre tout en finesse et subtilité, Pauline Peugniez (1890-1987) s'illustra surtout dans le renouveau du vitrail au côté de son mari, Jean Hébert-Stevens (1888-1943), peintre-verrier qui travailla sur les cartons de nombreux artistes.
En dépit de leur présence sur tous les chantiers et de leur pratique des diverses techniques, y compris monumentales, les femmes artistes n'ont malheureusement pas encore fait l'objet d'études approfondies.

7.  Quelques grands moments de l'entre-deux-guerres

La montée de l'ère industrielle s'était accompagnée de bouleversements sociaux avec, pour corollaire, l'afflux de populations ouvrières vers les villes. Dès la fin du xixe siècle, des prêtres avaient engagé auprès de ces populations une évangélisation dans la tradition du catholicisme social, une situation à laquelle avait répondu l'organisation de nouvelles paroisses. La loi de séparation de 1905 mettait en quelque sorte l'Église face à elle-même : elle devait assurer son œuvre édificatrice sans l'intermédiaire des services officiels de l'État. Pour le diocèse de Paris, une commission d'architecture religieuse avait été « instituée au lendemain de la séparation en vue de suppléer aux garanties de goût, de sécurité, de compétence que les Comités techniques de l'administration civile donnaient aux autorités diocésaines sous le régime du Concordat » (revue Le Rationaliste, déc. 1913).
Après 1918 et le choc de la guerre, il fallut regagner le terrain perdu. La construction d'édifices nouveaux fut plus précisément encadrée par l'archevêché, ce qui conduisit à la fondation, à la fin de 1930, de l'Œuvre des nouvelles paroisses de la banlieue parisienne, bientôt connue comme les Chantiers du cardinal par référence au cardinal Verdier, sacré archevêque de Paris en 1929. Les entreprises du début du xixe siècle avaient encore pour référence obligée les différents styles médiévaux, où Simon Texier perçoit « la concrétisation de l'étude ou de la restauration d'églises anciennes ». Pendant l'entre-deux-guerres au contraire, la vision de l'art sacré, proclamée en particulier par Maurice Denis, imprègne les architectes pour qui construire une nouvelle église est un acte de foi. Parmi les plus connus, citons Paul Tournon (1881-1964) qui exerça ses talents non seulement à Paris (église du Saint-Esprit) et dans sa région, mais aussi en province (Saint-Honoré d'Amiens, qui reprend le plan du pavillon pontifical de l'Exposition internationale des arts et techniques de 1937 à Paris), et même au Maroc (Saint-Joseph à Rabat et le Sacré-Cœur à Casablanca) ; Henri Vidal (1895-1955), connu pour Sainte-Marie-Médiatrice à Paris et surtout pour le monastère de la Nativité à Sens ; Julien Barbier (né en 1869), auteur d'une cinquantaine d'églises et chapelles construites sur le territoire français. Ce qui distingue ces architectes, c'est le refus du pastiche, la recherche sur les matériaux modernes et la conception d'ensemble du monument, avec son décor.
Cependant, ils ne se situent pas à l'avant-garde en matière de création architecturale dont les grands représentants du moment, tels Henri Sauvage ou Robert Mallet-Stevens, fourniront des projets d'églises qui ne seront jamais réalisés. C'est à Auguste Perret que revient l'honneur d'avoir construit l'édifice le plus révolutionnaire de son temps, Notre-Dame-de-la-Consolation au Raincy (terminée en 1923), une commande à resituer dans le cadre de la réconciliation nationale placée sous le signe du souvenir : en effet, le chanoine Nègre, curé du Raincy et maître d'ouvrage, la dédiait à la mémoire des morts de la bataille de la Marne. C'est une architecture placée sous le signe de la solidité et surtout de la vérité – pas d'enduits menteurs, pas de masques, comme disaient Paul Valéry et nombre de ses contemporains –, ce qui se traduit dans la simplicité du volume et dans le fait que toutes les composantes techniques (supports, articulations des éléments) sont facilement lisibles. Cet édifice est dans son essence l'héritier direct de ses lointains prédécesseurs du Moyen Âge et c'est avec les mêmes termes qu'il peut être décrit : ce grand volume unifié se compose en effet d'une nef encadrée de deux collatéraux, sans transept ; sa hauteur, sensiblement la même dans les trois parties, l'apparente aux églises-halles si prisées des ordres mendiants dès le xiiie siècle ; ses voûtes, surbaissées, peuvent être lues comme un berceau sur la nef, accosté latéralement par une suite de berceaux transversaux reposant sur une file de colonnes. Les parois tout autour de l'édifice sont des claustras ajourés, dessinant à chaque travée une grande croix ; au centre de chaque croix, Maurice Denis réalisa des vitraux peints sur le thème de la vie de la Vierge – avec une exception : l'évocation de la bataille de la Marne – que Marguerite Huré entoura d'un jeu de verres de couleurs modulés par des lavis peints, renouvelant ainsi avec bonheur le vitrail décoratif, un genre très apprécié pendant tout le Moyen Âge. Le même type de claustra se retrouve, mais sans insertion de vitrail, pour le mobilier (ambon, tribune de l'orgue, etc.). Les moyens financiers étant limités, Auguste Perret utilisa le béton brut de décoffrage sans décor dissimulateur, mettant en pratique cette assertion empruntée à Fénelon : « Il ne faut admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement ; mais, visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir l'édifice » (Discours à l'Académie française, 13 mars 1693).
Peu après la consécration du Raincy (17 juin 1923), le projet de Perret pour l'église Sainte-Jeanne-d'Arc, près de la porte de la Chapelle à Paris, fut écarté et le concours lui-même donna lieu à une polémique provoquée par le choix du projet « gothique » (1932-1938) de Georges Closson qui relança les questions du pastiche et du matériau. Le débat ne cessa de rebondir, alimenté par la présence de pavillons religieux aux grandes expositions internationales organisées entre les deux guerres.
Ainsi, à l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris, des initiatives privées encouragèrent la présence de l'art religieux à travers six églises ou oratoires, auxquels il faut ajouter le pavillon des Cloches et Sonneries et le pavillon des Vitraux, le plus visité, où tous les peintres-verriers, en particulier ceux des Ateliers d'art sacré, exposèrent leurs vitraux sous la houlette du peintre-verrier Jacques Gruber. L'église du Village français, à laquelle Maurice Denis apporta son concours, fut de loin l'entreprise la plus ambitieuse. Construite par l'architecte Jacques Droz de la Société de Saint-Jean, elle regroupa les œuvres d'artistes membres des Ateliers d'art sacré, des Catholiques des beaux-arts et des Artisans de l'autel – pas moins de seize peintres, sept sculpteurs, cinq peintres-verriers et deux ferronniers. Ce qui a retenu l'attention du cardinal Dubois, fort intéressé dans ses publications par ces manifestations de la vitalité de l'art sacré. À l'Exposition coloniale internationale organisée à Paris en 1931, en hommage à l'œuvre civilisatrice de la France, l'architecte Paul Tournon fut chargé par l'archevêché de construire la chapelle des missions, une incontestable réussite ornée d'immenses verrières dans le chœur et d'un ensemble de sculptures sur le thème de l'évangélisation. Après l'Exposition, cet ensemble fut remonté au Cygne d'Enghien (Épinay-sur-Seine) et consacré le 31 mars 1932 sous le vocable de Notre-Dame-des-Missions. En 1937, c'est-à-dire un an après l'arrivée au pouvoir du Front populaire, les promoteurs de l'Exposition internationale des arts et techniques n'avaient pas associé au programme officiel les responsables d'instances religieuses, qui tournèrent la difficulté en exposant les Artisans d'art et de foi sous l'égide du Vatican : le Pavillon pontifical, construit par Paul Tournon et décoré par une équipe constituée autour de Maurice Denis, assura seul la présence de l'art sacré au sein de la manifestation. Les vitraux en furent remontés à Notre-Dame de Paris, afin de rendre à la haute nef une lumière plus vivante que celle qui avait été héritée de la restauration de Viollet-le-Duc : soutenue par le père Marie-Alain Couturier, Jean Hébert-Stevens et Pauline Peugniez, l'expérience provoqua une véritable tempête, liée en grande partie à la stylisation outrancière de certaines œuvres. Pourtant, c'est l'Exposition du vitrail organisée en 1939 au Petit Palais à Paris qui fit briller l'art sacré d'un dernier éclat à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

8.  Le tournant de 1945 et la « querelle de l'art sacré »

Le père dominicain Marie-Alain Couturier (1877-1954), ancien collaborateur des Ateliers d'art sacré, était une personnalité très écoutée en matière d'art religieux dans les années 1930, d'autant plus qu'il publiait régulièrement ses réflexions dans de nombreux ouvrages et articles, en particulier pour la revue L'Art sacré. Sur le vitrail, par exemple, dont il rappelait le rôle : « la lumière du jour ne [doit] pas troubler notre lumière intérieure » ; plus généralement, il mettait l'accent « sur une certaine valeur d'humanité [...], de sensibilité », qui pouvait être appliquée à toutes les expressions artistiques. Son séjour obligé aux États-Unis pendant la guerre le mit en contact avec d'autres artistes en exil et le conduisit à prendre du recul par rapport à une stylisation arbitraire et à un art moderne figuratif par trop caricatural. De retour en France à la fin des hostilités, c'est-à-dire en pleine reconstruction, il encouragea quelques grands chantiers, comme Notre-Dame-de-Toute-Grâce sur le plateau d'Assy, en Savoie, consacrée le 4 août 1950. Autour de l'architecte Maurice Novarina, une équipe réunit les plus grands noms du moment : F. Léger pour les mosaïques de la façade (réalisation T. Strawinski et Antoniotti), les peintres P. Bonnard, G. Braque, M. Chagall, H. Kijno et H. Matisse, les sculpteurs G. Richier et J. Liptchitz ; J. Lurçat donna les cartons d'une tapisserie (tissée à Aubusson), J. Bazaine, J. Berçot, M. Brianchon, M. Chagall, le P. Couturier et G. Rouault ceux des vitraux (réalisés en majorité par P. Bony qui ouvrait la voie suivie plus tard par B. Simon et C. Marq) auxquels furent jointes les œuvres de peintres-verriers (M. Huré, également interprète de J. Bazaine, P. Bony et A. Hébert-Stevens). L'ensemble ne passa pas inaperçu et l'affaire du Christ sculpté pour le maître-autel par Germaine Richier résume à elle seule l'étendue du scandale : déposé en 1950 à la demande de l'évêque d'Annecy, il ne reprit sa place qu'en 1971. Cependant, le fait que le cinquantenaire de la consécration d'Assy ait été inscrit parmi les célébrations nationales en août 2000 montre le chemin parcouru.
La critique venait en partie des opposants à l'art figuratif. En effet, un courant de pensée se développa à l'abbaye de la Pierre-qui-Vire, autour de la revue Zodiaque, dont le premier numéro (mars 1951) s'ouvrit sur un plaidoyer pour l'art sacré abstrait. Sans rejeter absolument la figuration, « il est bon, de temps à autre, qu'une non-figuration vienne nous rendre le sens du mystère, du caché, du sacré. Il faut même que cette non-figuration vienne baigner la figuration, l'immerger, la résoudre dans l'éternel et l'immuable ». Face aux réalisations d'Assy, le jugement tomba : « Réfugié dans l'expressionnisme, l'art chrétien moderne dans son ensemble s'oppose radicalement au Sacré. L'expressionnisme ne saurait atteindre Dieu, l'Immuable » (1952). À la même époque, mais dans un autre esprit, le peintre Gino Severini, répondant à une question concernant le retour de l'art abstrait, dressa le bilan suivant : « À Byzance, on avait compris qu'une représentation trop matérielle de la réalité était nuisible à l'esprit religieux. On parvint à établir un „compromis“ en excluant la troisième dimension. Mais le modelé réapparaît déjà dans l'art religieux avec Cimabue [...]. Aujourd'hui, nous avons fait le chemin inverse en revenant à l'art abstrait. J'y suis arrivé de mon côté à la même époque que les débuts du cubisme, avec la division de la forme ramenée à ses éléments essentiels » (entrevue avec G. Cattaui, Fribourg, Suisse, vers 1950).
Une fois encore, l'histoire du vitrail est exemplaire. Dès 1948, le chanoine Ledeur, dont Alfred Manessier disait qu'il avait su « faire surgir „l'intelligence des choses“ par les relations d'affinités secrètes qu'il avait établies avec l'art contemporain, malgré tous les risques et tous les obstacles », commanda à l'artiste des vitraux abstraits pour une modeste église franc-comtoise du xviiie siècle, Les Bréseux. Cette réussite permit au vitrail abstrait d'entrer dans les églises classées Monuments historiques, à commencer par la cathédrale de Metz où l'architecte en chef R. Renard invita J. Villon, R. Bissière et M. Chagall (transcrits par C. Marq et B. Simon, à partir de 1955), et Notre-Dame de Paris confiée au peintre-verrier J. Le Chevallier (1954-1965) : l'impulsion donnée ne s'est plus arrêtée.

9.  Visions nouvelles

Le concile Vatican II (1962-1965), en réorganisant la liturgie, donna l'occasion de réviser le décor des églises. Les commissions diocésaines d'art sacré, en collaboration avec le Centre national de la pastorale liturgique et avec la direction du Patrimoine pour les édifices classés, ont à leur actif des réalisations importantes dans des domaines très variés : depuis le mobilier, les objets et les vêtements liturgiques jusqu'aux composantes monumentales, telles que des ensembles de vitraux (cathédrale de Nevers, Sainte-Foy de Conques, Notre-Dame de Talant, etc.) répondant à une grande variété d'inspiration.
Par ailleurs, de nouvelles constructions, parmi lesquelles la cathédrale d'Évry (Mario Botta), l'achèvement de celle de Lille (1999, façade de Peter Rice avec un portail de Jeanclos et une rose en verre thermoformé de Ladislas Kijno) ou le chantier de Notre-Dame-de-la-Pentecôte à la Défense, montrent que l'intérêt pour l'art sacré est bien vivant. Il est cependant difficile de porter un regard objectif sur ces édifices et, comme toujours, le temps fera son œuvre : « Évitons l'idolâtrie, c'est-à-dire le culte de nous-mêmes, le culte de l'artiste » (M. Denis, 1918).

Françoise PERROT