mardi 21 décembre 2010

ART

Art, c'était, en 1994, le titre d'une pièce de théâtre de Yasmina Reza. Trois amis conversaient puis se disputaient, presque jusqu'à la rupture, autour d'un tableau que l'un d'eux venait d'acquérir. Un tableau blanc ponctué de fins liserés blancs, évoquant Malevitch évidemment, mais aussi les œuvres de peintres tels que Robert Ryman ou Martin Barré. On se limita très souvent à considérer cette pièce comme une satire de l'art contemporain. Pourtant, par-delà les formules tant sacralisantes (« c'est de l'art ») que banalisantes (« tout est art »), les questions qu'elle posait étaient autres. Par exemple : que peut l'art ? Comment change-t-il notre vie ? Quel type de jouissance, de fascination ou d'ennui provoque-t-il en nous ?
Pareilles questions, à vrai dire, accompagnent comme un fil rouge toute l'histoire de l'art. La plus simple définition qu'on peut en proposer, empruntée au Vocabulaire d'esthétique d'Étienne Souriau, est celle-ci : « Ensemble des moyens et des règles permettant d'atteindre à la réalisation d'un objet défini. Œuvres obtenues par la mise en œuvre adroite de ces moyens et de ces règles. » L'énigme de l'art commence précisément là. Car si l'objet d'art n'a ni utilité ni fonction, s'il semble retiré a priori du cycle de la marchandise, il n'en est pas moins, dans sa plus haute expression, hors de prix. Les lieux qui l'ont abrité – le musée, le temple ou l'église, la collection privée ou publique – témoignent de ce statut particulier, du rapport à la vérité qu'il suppose et que contient le terme imitation.
Dans cette faculté d'imitation, une imitation pour ainsi dire superlative, puisqu'en produisant l'objet elle se rend capable de manifester son essence, unissant le vrai et le beau – de la représenter dans la forme de la sculpture ou du tableau – réside en effet la dimension proprement métaphysique de l'art, qui fait initialement de lui la médiation entre l'humain et une réalité suprasensible. La beauté de l'objet d'art montre d'emblée son ambivalence – celle-là même que pointe Platon dans sa critique de la poésie et dans son désir de subordonner l'art à la philosophie. Il n'en reste pas moins que le platonisme irriguera pendant longtemps – chez Plotin notamment – la conception de l'œuvre d'art et du Beau comme visée idéale. L'humanisme de la Renaissance favorisera à son tour une réinterprétation des Idées platoniciennes. S'y ajoute alors l'affirmation d'une liberté nouvelle qui commence à entrer en conflit avec l'autorité religieuse.
Cette contradiction entre l'affirmation d'un idéal suprasensible et un désir d'imitation qui peut porter de manière bien différente l'existence de l'œuvre d'art, il allait revenir à Kant de la déplacer en affirmant l'existence du beau sans concept : parce qu'il est impossible de définir le beau en soi (donc de le rattacher à un monde des Idées), le jugement du goût s'affirme chez lui comme singulier. Mais cette singularité de l'expression du beau ne reste pas enclose en elle-même ; loin de se réduire à un pur subjectivisme, elle veut au contraire affirmer l'universalité du jugement ainsi porté. En ce sens, comme le souligne Mikel Dufrenne, « le jugement ne constitue pas la beauté, il la reconnaît et la nomme quand il la rencontre ».
Ce à quoi on assiste alors, c'est à une véritable émancipation de l'expérience esthétique. Après qu'elle eut été subordonnée au monde des Idées ou à la nature telle que Dieu l'a créée, l'artiste, à partir des Temps modernes, en vient à concevoir l'œuvre comme un agir que serait aussi une connaissance, selon le mouvement que décrira par la suite Paul Valéry dans Eupalinos, ou l'Architecte (1923). On va voir aussi peu à peu l'idée de perfection, initialement consubstantielle à celle de la beauté, céder le pas devant un principe d'expression où le fragment, l'inachevé, la puissance du geste et du rythme l'emporteront sur des notions telles que l'équilibre, l'harmonie ou l'accord. « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » – cette phrase d'André Breton pourrait cristalliser le déplacement radical qui, dès la fin du xviiie siècle, va bouleverser l'ordre de l'art. Il va aussi en organiser l'autonomie, tant sous la forme d'une histoire à part entière que d'une affirmation de l'expression artistique délivrée de tout rapport immédiat avec le réel.
L'œuvre existe par et pour elle-même, et la grille symbolique qui permettait de la rendre lisible va, à partir du romantisme, perdre peu à peu de sa validité, tout comme la distinction entre œuvre achevée, esquisse ou fragment. Du changement de nature qui s'instaure ainsi au cœur de l'œuvre d'art, on trouve le témoignage dans Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac (1831), ou encore dans ces remarques de Kleist sur un tableau de Caspar David Friedrich, Paysage marin avec capucin (1810) : « Le tableau est là, avec ses deux ou trois objets emplis de mystères, semblable à une Apocalypse [...] et n'ayant, dans son uniformité et absence de rivage, d'autre premier plan que le cadre, c'est comme si l'on vous avait découpé les paupières. » Violence, accès à l'illimité, bouleversement de l'espace pictural – avec en corollaire l'idée que l'art se montre désormais contre le public davantage qu'avec son assentiment. La liste des œuvres qui se placent dans cette lignée et qui scandent notre vision de l'histoire de l'art serait longue. L'esthétique de la totalité – avec ce qu'elle supposait de lien entre contemplation et élucidation du monde – cède le pas devant un sentiment d'inquiétante étrangeté. L'art créateur ou conservateur de valeurs ; l'art exposant son surgissement même : ces deux polarités – qui reconduisent l'opposition classique entre sujet et forme – n'en coexisteront pas moins au long du xxe siècle. Ainsi, Theo Van Doesburg jugeait qu'il était « possible d'exprimer la conscience morale, le sentiment religieux, complètement à la façon de l'art », tandis qu'Apollinaire voyait dans un mouvement comme Dada « l'action créatrice elle-même ».
Parallèlement, l'histoire de l'art, si elle s'était d'abord focalisée sur la personnalité des artistes – les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550-1568) de Vasari représentant à cet égard un archétype –, a appris à rompre avec une histoire des styles qui, comme le remarquait Meyer Shapiro, correspondait généralement aux époques en lesquelles on divise l'histoire des sociétés. Elle a cherché au contraire à mettre en évidence le lent travail des formes et des images qui traverse l'histoire des œuvres. À ce titre, s'ils choisissent des perspectives bien diverses, les essais de Panofsky ou d'Aloïs Riegl, en s'attachant à identifier et à décrire le réseau de motifs et des références qui enveloppent l'œuvre singulière, proposent chacune un regard nouveau qui met en question une hiérarchie des valeurs, celle qui distinguait trop nettement les grands genres (peinture, sculpture, architecture) des genres mineurs (ornementation, arts populaires).
De même, au xxe siècle, l'ouverture à de nouvelles disciplines artistiques (photographie, art vidéo, performance), tout comme la circulation, à une échelle inconnue jusqu'alors, de l'image via le livre puis les médias, ont fortement contribué à bouleverser la séparation entre le dedans (le temple, l'église, le musée, la collection) et le dehors (la cité, la communauté) qui régentait jusqu'alors la perception de l'art.
Dans l'espace ainsi redéfini, qu'en est-il de l'art ? On peut avancer que sa fonction de réception et de communication l'emporte aujourd'hui de beaucoup sur les qualités de contemplation et de délectation qui étaient originellement les siennes ; ou bien peut-on dire que celles-ci se sont changées en regard porté sur le processus de création lui-même. La charge critique que porte l'art est, elle, indéniable. Quant à la question de savoir s'il demeurera capable de préserver la temporalité qui lui est propre, et qui suppose une prise de distance radicale par rapport au « temps réel » qui rythme notre existence, elle demeure largement ouverte.