mardi 21 décembre 2010

MALADES MENTAUX ŒUVRES DES

Dans L'Art des fous, la clef des champs, André Breton fait l'éloge de l'art des malades en ces termes : « Les mécanismes de la création artistique sont ici libérés de toute entrave. Par un bouleversant effet dialectique, la claustration, le renoncement à tous profits comme à toutes vanités, en dépit de ce qu'ils représentent individuellement de pathétique, sont ici les garants de l'authenticité totale qui fait défaut partout ailleurs et dont nous sommes de jour en jour plus altérés. » Un tel texte montre la valeur que le xxe siècle attribue aux peintures de la folie, lues comme œuvres de vérité et de liberté.
Le rapport entre la société occidentale et la folie est en voie de transformation. Il ne s'agit plus simplement d'enfermer les malades, de les exclure. La curiosité, l'intérêt scientifique se tournent vers cet autre radical que semble constituer la maladie mentale et vers les expressions propres de cette maladie. On veut considérer l'art des malades comme la parole de cette altérité, peut-être révélatrice de l'inconscient.
Trouver des œuvres constituées hors des normes de la culture dominante ; étudier les rapports entre créativité et troubles psychiques ; approcher, par la médiation de la pathologie, les problèmes de la genèse des œuvres : telles sont les espérances qui commandent l'intérêt porté à l'art des malades. Mais des problèmes préalables se posent, qui concernent le statut des œuvres et les corpus sur lesquels les recherches peuvent porter. Les espérances risquent d'être en partie déçues.

1.  Une notion controversée

La notion même d'un art des malades mentaux peut être refusée. Deux types d'arguments, radicalement opposés entre eux, obligent à critiquer cette notion, et à en limiter la portée.
Certains, implicitement ou explicitement, fondent leur raisonnement sur une philosophie de la conscience et de la volonté. Pour eux, la production artistique représente le plus parfait exemple de la création volontaire et libre ; cette liberté leur paraît incompatible avec la situation de malade mental, situation qu'ils définissent comme l'involontaire pur, l'inconscience des fins et des moyens, l'esclavage de la déraison.
Dans Les Voix du silence, André Malraux semble avoir exprimé cette radicale opposition de la manière la plus précise possible : « Le vrai fou, parce qu'il ne joue pas, possède authentiquement un domaine commun avec l'artiste : celui de la rupture [...]. Mais le fou est prisonnier du drame auquel il doit son apparente liberté : sa rupture, qui n'est pas conquise sur d'autres œuvres d'art, qui lui est imposée, n'est pas orientée. Sa peinture s'apparente par là à celle des enfants, étrangère au pastiche par l'enfance même. La rupture de l'artiste est un secours et un moment de son génie, celle du fou est une prison. » Psychiatre et théoricien de la psychiatrie, Henry Ey exprime une conception voisine. Pour lui, l'artiste fait du merveilleux. L'aliéné peut être merveilleux : il ferait corps avec son œuvre, sans qu'une distance soit possible entre le producteur et la production. Il n'y aurait pas d'art des malades. Les expressions esthétiques de la folie seraient alors de l'ordre de la nature, non de la culture. Les conceptions qui voient dans l'art un dialogue parfait, une communication idéale, opposent, elles aussi, art et folie : les intentions de l'artiste seraient pleinement conscientes à l'artiste et transparentes au spectateur de l'œuvre ; le malade mental ne saurait pas ce qu'il dit et il ne voudrait ni ne pourrait communiquer avec autrui. Cette idéologie de la communication est contestable.
D'autres, au contraire, affirment qu'il est possible que l'art naisse dans les asiles ; l'hôpital psychiatrique leur apparaît comme l'un des moyens que la société utilise pour se défendre contre toutes les subversions, et l'enfermement ne supprime pas nécessairement la créativité des enfermés. Peut-être même est-ce l'inverse qui se produit ? Les loisirs forcés, la solitude qui est imposée aux malades, l'écart qu'affirme sans cesse l'administration hospitalière entre leur univers et le monde dit « normal », tous ces éléments constituent des conditions favorables à une production moins soumise que d'autres à la culture dominante, à des œuvres plus spontanées, moins conformistes, moins soucieuses des normes établies et de l'opinion courante. Le peintre Jean Dubuffet a théorisé cette position : « Les seules créations d'art qui m'intéressent [...] relèvent d'une espèce de délire inspiré [...]. Il est naturel que des êtres qui n'ont aucune chance de rencontrer des jeux, ni des fêtes, soient plus que d'autres portés à se fabriquer de leurs mains à leur propre usage des jeux et des fêtes – celles-ci parfois noires et formées d'une théâtralisation de leur désespoir » (Prospectus et tous écrits suivants). Si une telle conception conteste la notion d'art des malades mentaux, c'est parce qu'elle refuse le caractère spécifique de la production de ces malades : « L'acte d'art, avec l'extrême tension qu'il implique, la haute fièvre qui l'accompagne peut-il jamais être normal ? [...] La fonction d'art est dans tous les cas la même et il n'y a pas plus d'art des fous que d'art des dyspeptiques ou des malades du genou ». Les œuvres libres et émouvantes sont d'ailleurs rares et « l'art (aussi bien celui des malades que celui des autres) est si rarement intéressant ». Ces affirmations de Dubuffet semblent confirmées par l'examen des œuvres.
De telles discussions obligent, au moins provisoirement, à limiter le sens de la notion d'art des malades mentaux. Il s'agit de l'utiliser simplement pour délimiter un corpus proposé aux recherches : l'ensemble des œuvres produites par des sujets que les psychiatres estiment être des malades mentaux.

2.  Musée imaginaire de la folie et sélection des œuvres

Ce corpus comporte trois formes très différentes. Un premier groupe de recherches s'intéresse à des sujets particuliers, à des individus producteurs d'art. Font partie de ce groupe les études qui concernent des peintres « reconnus » ayant présenté à un moment de leur existence des symptômes pathologiques : Piero di Cosimo, Parmesan, Goya, Blake, Géricault, Méryon, les Suédois Josephson et Hill entre autres. On sait que Van Gogh est la providence des psychiatres amateurs et professionnels : certains lisent dans sa vie et ses œuvres la schizophrénie ; certains, également péremptoires, le définissent par l'épilepsie ; bien d'autres étiquettes ont été justifiées à son propos. Un certain nombre d'artistes ont eu affaire aux psychiatres : Jean Delay, tout en distinguant soigneusement artistes et névrosés, précise que certains milieux esthétiques entretiennent avec les milieux asilaires des rapports qui rappellent ceux des vases communicants. Une place particulière doit être accordée à la monographie du docteur W. Morgenthaler consacrée, en 1921, à Adolf Wölfli, peintre dont la majeure partie de la vie s'est déroulée dans les asiles. L'ayant lue, le poète Rainer Maria Rilke affirmait : « Le cas de Wölfli nous aidera à acquérir de nouvelles connaissances sur l'origine des forces productrices. »
Des œuvres intéressantes livrées dans des expositions d'art psychopathologique, dans des livres, dans des revues (Confinia psychiatrica, Bâle) forment un second type de corpus. Bilderei der Geisteskranken de H. Prinzhorn (1922) reste un ouvrage essentiel ; bien des peintres (ainsi Max Ernst) s'y sont intéressés. L'Art psychopathologique de Robert Volmat donne le catalogue de l'exposition de Paris (1950). De telles œuvres ont été sélectionnées par les choix successifs : choix par le malade qui détruit certaines peintures ; choix par le personnel hospitalier qui souvent ne conserve que ce qu'il estime (selon son propre goût) susceptible d'intéresser les médecins ; choix enfin par l'auteur du livre ou par les organisateurs de l'exposition. Divers critères interviennent dans ces choix et rendent parfois les œuvres retenues peu représentatives de l'ensemble des productions des malades : la valeur esthétique prêtée à l' œuvre (chaque psychiatre se fait son musée personnel selon sa culture et ses goûts) ; l'intérêt de l'observation médicale qui accompagne l'œuvre ; ou bien encore la différence entre l'œuvre du malade et les œuvres dites normales (les choix viennent souvent accentuer le caractère d'étrangeté des œuvres de malades) ; et enfin le privilège accordé à l'expression de l'angoisse. Pourtant, comme l'a écrit G. Schmidt dans Petits Maîtres de la folie, « à côté de visions issues de l'angoisse, on rencontre aussi [dans l'univers des malades] des tableaux exprimant tantôt l'indifférence, tantôt l'apaisement et la sérénité, parfois même l'allégresse ».
La troisième forme du corpus groupe des œuvres conservées en totalité par certains hôpitaux et réalisées dans leurs ateliers. Ainsi, le département d'art de l'hôpital Sainte-Anne à Paris (clinique des maladies mentales et de l'encéphale, professeur Delay) en garde plus de 23 000. L'intérêt esthétique des œuvres dans leur ensemble paraît faible ; l'originalité des thèmes et des procédés techniques est rare. Dans les ateliers, un climat de bonne humeur règne, et une volonté chez les malades d'apparaître normaux et bien « intégrés » ; dans leurs œuvres faites en présence du groupe, les sujets pratiquent, consciemment ou inconsciemment, une autocensure par rapport à leurs phantasmes ; ils préfèrent les styles immédiatement acceptés par les autres et, à travers eux, par la société. Ainsi s'opère un phénomène de banalisation, parfois voulu par l'institution dans le cadre d'une psychothérapie : il faut paraître le plus normal possible, le moins différent des autres.
D'autres remarques peuvent être faites concernant le corpus des œuvres de malades. Depuis longtemps, il comprend, à côté des peintures, des écrits, des broderies, des habits étonnants, des machines inutiles, des boulettes de terre, des collections variées. Le psychiatre s'efforce de noter les phrases que prononce le malade travaillant, les gestes, la mimique dont il accompagne sa production : tel malade peint en se masturbant, tel autre accomplit un véritable rituel religieux. Ces éléments de la genèse de l'œuvre (notés par le thérapeute) font partie d'elle, l'éclairent tant sur le plan de l'esthétique que sur celui de la clinique. L'art des malades refuse les classifications traditionnelles et les frontières entre les arts.
Pour qui ne limite pas l'art au tableau de chevalet et à la sculpture, l'imaginaire des malades offre d'étonnantes richesses. Ainsi cette vision d'un sujet de Volmat décrivant l'actuel Paris. Il y découvre trois axes : l'axe des Champs-Élysées, allant de l'Arc de triomphe au Louvre et qui aboutit au lieu qui signe la domination des rois et des peintres ; l'axe du Champs-de-Mars, allant du palais du Trocadéro à l'École militaire et rappelant la domination des chefs d'armées ; l'axe le plus récent, marquant l'éclosion de l'ère des savants, va du palais du Luxembourg à l'Observatoire. Chaque plan axial a, selon ce sujet, la forme d'un obélisque. Il figure également, pour lui, d'une part un bassin féminin accouchant d'un enfant, et d'autre part un pénis qui éjacule. La ville telle qu'elle existe est alors métamorphosée par les constructions de celui qui la perçoit. De telles productions restent souvent plus « libres » que les peintures qui s'adaptent à une tradition extérieure au malade.

3.  Les mondes des malades

Par profession, le psychiatre ne saurait isoler l'œuvre de l'auteur. Il s'efforce de lier la production des sujets et leurs troubles. Il constate parfois qu'une aggravation (ou une amélioration) de l'état d'un malade, cliniquement encore invisible, peut être annoncée par une modification de son style. En d'autres cas, cette modification est au contraire plus lente que les changements notés par l'observation clinique.
Divers chercheurs (F. Minkovska, G. Ferdière, R. Volmat...) se sont efforcés de lier styles de production et maladies. En état d'excitation aiguë, le maniaque se plaît à des gribouillages éclaboussés de taches ; plus tard, il travaille souvent sur des papiers sales ou déchirés ; des textes écrits dans tous les sens, des signes se mêlent à des représentations érotiques et scatologiques. Le grand mélancolique cesse toute production spontanée. Dans un groupe, certains mélancoliques traduisent par des formes des sentiments de culpabilité, d'autopunition ; ils préfèrent les couleurs sombres, n'utilisent qu'une petite partie de la surface du papier qu'on leur donne. Les œuvres des schizophrènes sont souvent « bourrées » d'éléments ; des répétitions, des stéréotypies peuvent être notées, des remplissages minutieux à fin décorative ; les encadrements sont importants ; un goût pour la géométrie s'y révèle ; les couleurs paraissent souvent arbitraires par rapport au monde perçu et ont parfois une valeur symbolique ; des condensations de formes, des « agglutinations d'images » aboutissent à des monstres ; à la perspective classique se substituent la multiplication des points de vue et la fiction de la transparence des objets ; des symboles polyvalents, des éléments délirants apparaissent. L'aridité des déserts, le morcellement des corps sont frappants dans certaines œuvres de schizophrènes. Il convient cependant d'être prudent dans l'application de ses catégories.
Les cliniciens, armés de notions psychanalytiques, se sont particulièrement intéressés à l'image du corps telle que l'expriment les œuvres : corps-plante ou corps mécanisé ; dédoublement des personnages, démembrement, organes mutilés. Ils notent les visages liquéfiés, barrés, masqués, déformés, etc. C. Wiart a étudié les aventures de l'œil dans un certain nombre d'œuvres. D'autres études s'appuient sur une théorie qui lie la psychologie de l'individu et ses rapports aux quatre éléments. Le docteur O. Wittgenstein propose ainsi aux malades vingt-quatre thèmes groupés sous les noms des quatre éléments ; pour la série de la terre : caverne, cabane, maison, cour, champ, terre. « Une caverne peut reposer sur des piliers, être enveloppante, protectrice et conservatrice. Elle peut être une cavité, une dépression géologique, une caverne celant de la terre ou des racines, l'intérieur d'un œuf ou d'un ventre, le sein d'une mère ou bien un utérus, une fissure dans le corps, un tripot, un repaire de dragon, l'enfer même. »
Certaines recherches utilisent les travaux des linguistes. G. Rosolato, C. Wiart et R. Volmat ont classé en deux grandes catégories 857 œuvres faites par 68 malades : les œuvres immédiatement significatives (d'ordre métonymique) et celles dont l'ambiguïté est immédiatement flagrante (d'ordre métaphorique). Contrairement à ce qu'on aurait pu attendre à partir de l'idée que l'on se fait généralement de l'art des malades, l'aspect « métonymique » domine dans les peintures (91,75 p. 100) ; la prédilection des femmes pour cette catégorie est à noter. Les œuvres proprement « métaphoriques » sont rares et se distribuent surtout chez les schizophrènes hommes. On remarquera que les œuvres examinées ainsi étaient produites en ateliers. Sur des œuvres faites en d'autres conditions, les résultats auraient été peut-être radicalement différents.
Préparatoire à des recherches rigoureuses, l'analyse et la mise en cartes perforées des dessins de malades et du dossier clinique de chaque auteur ont été entreprises par le Centre international de documentation concernant les expressions plastiques (C.I.D.E.P., hôpital Sainte-Anne, clinique des maladies mentales et de l'encéphale), sous la direction du docteur Wiart : il s'agit de lire chaque peinture comme une phrase complexe (cf. C. Wiart, Expression picturale et psychopathologie, 1967).
D'autres problèmes enfin sont posés par l'aspect psychothérapeutique de la production artistique. De ce point de vue, l'œuvre joue plusieurs rôles : elle occupe le malade et lui donne l'occasion d'échapper dans une certaine mesure à l'univers hospitalier ; elle l'intègre à un groupe (dans le cas des ateliers) ; elle constitue une demande au médecin ; acceptée par autrui, elle apporte des satisfactions narcissiques et « valorise » des malades fréquemment culpabilisés ; l'œuvre, enfin, met au jour phantasmes et conflits chez des sujets parfois inhibés sur le plan du discours verbalisé. Elle peut jouer un rôle à l'intérieur d'une psychothérapie et les « transferts » s'y traduisent.
On ne saurait donc isoler les œuvres de l'institution psychiatrique et du rapport entre médecin et malade où elles tentent de se situer.
Études psycho-sociologiques de l'environnement et de l'institution psychiatriques, approche sémiologique des œuvres, notions psychanalytiques viennent aussi compliquer et diversifier toute vision de l'art des malades.

Gilbert LASCAULT