mardi 21 décembre 2010

ABSTRAITS DE HANOVRE

 
Centre des avant-gardes internationales au cours des années 1920, Berlin vit l'abstraction géométrique s'épanouir grâce à la présence de nombreux artistes venus d'U.R.S.S. comme El Lissitzky ou d'Europe centrale comme László Moholy-Nagy ou Naum Gabo. Mais bien d'autres villes allemandes prirent part à cet engouement : on rappellera les rôles de Weimar et Dessau avec le Bauhaus, de Stuttgart avec Willi Baumeister ou encore d'Iéna avec Walter Dexel. Hanovre n'était pas en reste grâce à l'activité de cinq créateurs de tout premier ordre, Carl Buchheister (1890-1964), Rudof Jahns (1896-1983), Hans Nitzschke (1903-1944), Kurt Schwitters (1887-1948) et Friedrich Vordemberge-Gildewart (1899-1962). En 1927, ils fondèrent un groupe dont le nom devait s'écrire sans majuscule die abstrakten hannover (les abstraits de hanovre), qui leur permit de s'ancrer un peu plus dans leur ville et de susciter des partenariats extérieurs. Sans dogmatisme aucun, ils travaillèrent dans le sens de l'abstraction constructive tout en conservant leur personnalité propre. Leurs activités dans d'autres domaines que celui des beaux-arts répondaient à l'idée très répandue alors que l'art pouvait « changer le monde ».

1.  Le réveil de Hanovre

Dans le catalogue de la célèbre exposition International Exhibition of Modern Art organisée par la Société anonyme à New York en 1926, Katherine Dreier soulignait l'ouverture de l'Allemagne à l'art moderne international, et mettait en exergue la situation de Hanovre : « Parmi les villes dont l'intérêt pour l'art moderne surprend, il y a Hanovre. Toute personne connaissant Hanovre et l'ayant connue dans le passé réagira non sans une certaine curiosité en apprenant que le sol qui donna le jour à la reine Victoria est le même qui a produit un Kurt Schwitters et un Nitzschke... »
Le réveil de Hanovre remontait en réalité à 1916, date de la fondation de la Kestner-Gesellschaft, une association privée portant le nom d'un collectionneur et mécène du xixe siècle. Avec elle, la ville s'ouvrait aux créateurs les plus novateurs, jusque-là écartés des institutions officielles particulièrement conservatrices : l'expressionnisme prenait ainsi sa revanche, puis, à partir de 1921, le cap fut mis sur le constructivisme, sans oublier l'intérêt porté aux arts non occidentaux ainsi qu'aux nouvelles technologies (photographie et film). De 1922 à 1924, El Lissitzky disposa au sein même de la Kestner-Gesellschaft d'un atelier et ancra par sa présence un peu plus encore le constructivisme dans la ville. Toute une série d'initiatives privées amplifia l'action de cette association : la fondation d'une Sécession en 1917 – soit longtemps après Munich (1892) ou Berlin (1899) ; le concours d'éditeurs avertis comme Christof Spengemann (éditions Zweemann) et Paul Steegemann, qui publièrent notamment des textes expressionnistes et dadaïstes (de Jean Arp, Richard Huelsenbeck...) ; l'ouverture en 1920 de la galerie von Garvens, aux activités similaires à celles de la Kestner-Gesellschaft ; ou encore le mécénat artistique de firmes telles que Bahlsen et Günther Wagner (encres Pelikan). La réconciliation entre institutions publiques et privées acheva le processus de reconnaissance de l'art contemporain, du moins jusqu'à son éviction par le national-socialisme. L'homme de cette réconciliation fut Alexander Dorner : entré en 1919 au Provinzialmuseum de Hanovre, il en dirigea à partir de 1922 le département des peintures, et prit en même temps la direction de la Kestner-Gesellschaft. La restructuration de la galerie de peinture, qu'il entreprit selon la notion de Kunstwollen héritée de l'historien d'art autrichien Aloïs Riegl (mise en évidence du « vouloir artistique » propre à chaque époque), est citée aujourd'hui en exemple dans tous les manuels de muséologie. C'est sur ce modèle que Dorner commanda en 1927 à Lissitzky un Raum der Abstrakten (Espace des Abstraits), dont le dynamisme illustrait l'abandon de la perspective traditionnelle. Enfin, soucieux de promouvoir les artistes locaux, Dorner leur consacra en 1930 une salle d'exposition permanente, la Galerie Hannoverscher Künstler.

2.  La fondation du groupe « die abstrakten hannover »

L'un des piliers de cette effervescence fut Kurt Schwitters : les activités de plasticien, de poète, de typographe et d'éditeur qu'il menait dans le cadre de son projet Merz entrepris en 1919, ses relations et sa notoriété rendirent le voyage à Hanovre indispensable à nombre d'acteurs de la scène internationale, tels que Katherine Dreier, Théo van Doesburg et bien d'autres. C'est Schwitters qui convia, le 12 mars 1927, ses confrères Carl Buchheister, Rudolf Jahns, Hans Nitzschke et Friedrich Vordemberge-Gildewart à l'assemblée constitutive du groupe « die abstrakten hannover » (« les abstraits de hanovre »), entendu comme section locale de l'Association internationale des expressionnistes, futuristes, cubistes et constructivistes. Fondée, en 1919, dans les locaux de la galerie berlinoise Der Sturm, celle-ci avait pour président William Wauer, dont les artistes de Hanovre entendaient contester l'orthodoxie expressionniste, par leur appellation même – « les abstraits » – et par leur penchant pour les idées du Bauhaus – dont témoigne l'adoption systématique des minuscules en typographie. Ainsi regroupés, les cinq artistes, auxquels se joignit César Domela en qualité de membre extérieur, furent invités à des expositions collectives, à Hanovre et dans de nombreuses villes allemandes, tandis qu'ils établissaient des contacts à l'étranger – en Suisse, aux États-Unis (grâce à la Société anonyme), en France (dans le cadre des associations Cercle et Carré et Abstraction-Création), aux Pays-Bas (par le biais des revues De Stijl et i 10) ou bien encore en Espagne (en la personne de l'écrivain madrilène Ernesto Giménez Caballero, éditeur de la Gazeta literaria). À Hanovre, les abstraits parvinrent à mobiliser des membres bienfaiteurs, au domicile desquels se tint une impressionnante série de conférences et de soirées, aux orateurs célèbres tels que Cornelis Van Eesteren, Albert Renger-Patzsch, Herwarth Walden, Naum Gabo... Plate-forme de discussion et de promotion de l'abstraction, « les abstraits de hanovre » se passèrent de tout manifeste, de tout programme ou de statuts définissant plus précisément leur position esthétique. Ils unirent leurs signatures une seule fois, en réponse à un pamphlet de la rédaction tchèque Front, Internationaler Almanacher Aktivität der Gegenwart. Dans cet échange, qui eut lieu en 1927 dans les pages du Sturm, ils soulignaient la « grande mission » de l'art qui devait travailler au « développement d'une nouvelle société », sans avoir pour ce faire à s'appuyer sur un quelconque parti politique.
 
Merz Konstruktion, K. Schwitters Kurt Schwitters, Merz Konstruktion. 1921. Bois peint et papier. 36,8 cm x 21,6 cm. Museum of Art, Philadelphie, États-Unis. 

3.  Diversité des conceptions de l'art abstrait

L'absence de programme s'explique sans doute parce que, à la fondation du groupe, les artistes n'en étaient pas à leurs premiers essais, mais en pleine possession de leurs moyens, plastiques et théoriques. À l'exception de Jahns, tous se connaissaient depuis plusieurs années et partageaient certaines valeurs, si bien que 1927 ne produisit pas de véritable rupture dans leur évolution personnelle.
Ainsi, le tournant constructiviste que Schwitters avait amorcé dès 1922-1923 se radicalisa dans la seconde moitié des années 1920, au point que celui-ci abandonna dans certains tableaux et reliefs l'appellation d'inspiration dadaïste « Merz » au profit de celle, plus sobre et combien symptomatique, de « Composition ».
Au sein du groupe, on peut distinguer deux tendances, l'une réunissant Jahns et Buchheister, l'autre Vordemberge-Gildewart et Nitzschke.
Les deux premiers défendaient, non sans référence à Kandinsky, une abstraction constructive qui se ressourcerait dans la nature ou dans le monde des sensations. Cette conception se traduit chez Jahns par la présence d'éléments reconnaissables – figures humaines, paysages, objets divers –, mais fortement épurés (Grosse Figur im Raum, 1928, Sprengel Museum, Hanovre). Quand ils disparaissent totalement, le titre vient rappeler l'atmosphère qui est à l'origine du tableau : c'est le cas d'un triptyque de 1926 qui décline les titres Le Matin (Devenir), L'Après-Midi (Être), Le Soir (Disparaître). Une abstraction sans référence explicite au monde extérieur ou intérieur s'impose dans des œuvres graphiques de la première moitié des années 1920, où Jahns trace au fusain quelques notations d'un lyrisme indéniable (Komposition, 1923, Rudolf Jahns-Stiftung, Holzminden) et dans des peintures à la détrempe de la seconde moitié de la décennie, où il agence des formes géométriques pour construire un signe abstrait (Konstruktiv. Nr. 72, 1928, Sprengel Museum, Hanovre).
Un certain lyrisme ainsi qu'une recherche d'équivalents plastiques à la musique, aux sensations, etc., prévalaient aussi dans les abstractions aux formes fluides que Buchheister affectionnait de 1923 à 1926 (Opus 25 a, 1925, Sprengel Museum, Hanovre). Mais, dès 1926, géométrie et rationalisme l'emportèrent dans son travail qui se distingue : par l'idée de produire plusieurs versions d'un même tableau, dans un souci social clairement revendiqué ; par l'intérêt accordé aux matières, qui animent les aplats colorés de leur grain propre (Diagonalkomposition 533r [Dorner Bild]), 1933, Sprengel Museum, Hanovre) ; enfin par le recours à un format inhabituel – le triangle – qui détermine la composition interne du tableau (Dreieckskomposition, 1928, Museum Ludwig, Cologne).
Quant à Nitzschke et à Vordemberge-Gildewart, ils considéraient l'art abstrait comme une réalité en soi, sans aucun lien avec le monde extérieur et sans contenu. Tous deux avaient fondé, en 1924, le Groupe K (Gruppe K), K pour Konstruktivismus : « Construire ! Avec les moyens d'aujourd'hui ! », tel était l'un des mots d'ordre lancé par Erich Maria Remarque (auteur, en 1929, du célèbre roman À l'Ouest rien de nouveau) dans l'Avant-Propos au catalogue de leur unique exposition. Dans la mesure où tous les tableaux de Nitzschke ont été détruits, et où seuls cinq d'entre eux sont connus par des photographies, on préférera s'arrêter sur l'œuvre de Vordemberge-Gildewart. Membre depuis 1925 de De Stijl, ce dernier se démarqua des principes néo-plasticistes et élémentaristes en introduisant dans ses tableaux des éléments tridimensionnels en bois, tels que des demi-boules ou des morceaux de cadre (Komposition no 19, 1926, Sprengel Museum, Hanovre). Cette tentation de la troisième dimension était partagée par Schwitters, Buchheister et Domela : quels que soient les matériaux employés, traditionnels (le bois) ou modernes (le métal, le plexiglas, etc.), ils entendaient par ce biais rompre avec le cadre pour projeter l'œuvre dans l'espace (Buchheister, Bild mit Eisenbügel, 1930, musée de Grenoble).

4.  Art abstrait et vie quotidienne

À l'exception de Jahns, les autres membres du groupe proposaient de transposer les principes de l'abstraction aux arts appliqués et à l'architecture. Aussi réalisaient-ils eux-mêmes les imprimés du groupe – cartes de membre, cartons d'invitation, papier à lettres, enveloppes, etc. –, tout en mettant leur savoir-faire au service de diverses entreprises. Schwitters invita les deux membres les plus actifs dans ce domaine, Domela et Vordemberge-Gildewart, à prendre part à la fondation, en 1928, du Ring neuer Werbegestalter (Cercle des nouveaux créateurs publicitaires), qui allait promouvoir la nouvelle typographie sur le plan international. L'implication de Vordemberge-Gildewart et de Nitzschke dans la réalisation de mobiliers et d'aménagements d'intérieur s'explique par leur formation commune à la Kunstgewerbeschule (école d'arts appliqués) de Hanovre. Le premier dessinait des meubles en bois, simples et rectilignes, se distinguant par l'emploi de bois précieux et par des décors abstraits en marqueterie. Nitzschke s'inscrivait dans l'esprit plus avant-gardiste des recherches faites au Bauhaus en imaginant une ligne très élégante et personnelle de mobilier en acier tubulaire (Chaise en acier tubulaire, vers 1930). Architecte également, domaine dans lequel il fut le plus actif, Nitzschke se rallia au Style international par ses projets et réalisations – des maisons particulières, des espaces commerciaux, des bureaux, pour la plupart détruits ou rendus méconnaissables par des transformations successives. Un tel choix n'avait rien d'évident à Hanovre et dans ses environs, où prévalait le style de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité). Ce style « modérément moderne » entendait répondre, en particulier dans les lotissements, aux besoins fonctionnels et hygiéniques de la vie contemporaine tout en conservant des éléments traditionnels tels que la brique, les fenêtres à carreaux, le toit en pente et l'ornement. C'est à ce niveau que Nitzschke comme Vordemberge-Gildewart intervinrent, proposant des reliefs architecturaux qui rompaient, par la technique et par le style, avec le passé. En céramique ou en béton architectural, leurs reliefs alliaient généralement des motifs abstraits et des motifs figuratifs fortement stylisés, mais Vordemberge en réalisa certains totalement abstraits, inspirés directement de ses recherches picturales – les jeux d'ombres et de lumière se substituant aux couleurs (Relief abstrait, façade d'une maison située Halkettstrasse à Hanovre, 1928). Ces créations donnent un cachet très particulier à la ville de Hanovre et perpétuent dans la vie quotidienne la mémoire du groupe.
 
F. Vordemberge-Gildewart, collage dada Friedrich Vordemberge-Gildewart,

Les activités des « abstraits de Hanovre » prirent officiellement fin le 31 mars 1935, mais depuis le début des années 1930 et la montée du national-socialisme, elles étaient en net déclin. Néanmoins, les artistes continuèrent à travailler, Schwitters et Vordemberge-Gildewart s'exilant, le premier en Norvège puis en Grande-Bretagne, le second aux Pays-Bas, Buchheister, Jahns et Nitzschke restant en Allemagne. Et si la guerre devait faucher Nitzschke en 1944, Jahns persévéra, seul, en assouplissant son style, Schwitters continua d'évoluer à l'intérieur de la logique Merz jusqu'à sa mort à Amblesite (Lake District) en 1948, Vordemberge-Gildewart se rapprocha de l'Art concret et enseigna à partir de 1954 à la célèbre Hochschule für Gestaltung à Ulm, enfin Buchheister devint dans l'Allemagne de l'après-guerre l'un des tenants de l'art informel.

Isabelle EWIG