mardi 21 décembre 2010

L'ART ET L'ILLUSION, livre de Ernst Gombrich

Ancien directeur et professeur de l'Institut Warburg, Ernst Gombrich (1909-2001) se présente avec insistance dans L'Art et l'illusion comme un disciple d'Ernst Kris, historien d'art et psychanalyste ayant mené avec lui des expériences sur la perception physionomique dans les œuvres d'art : c'est dire que l'intention est ici d'utiliser les réalisations et les problématiques des artistes occidentaux, depuis les Égyptiens jusqu'à l'op art, pour étudier les phénomènes de la perception visuelle et les aspects psychiques de la création artistique ; et, en contrepartie, de porter un regard neuf, débarrassé de certaines illusions, au sens de naïvetés, sur l'histoire de l'art occidental, en l'envisageant du point de vue de la perception du réel et de sa transcription. Les trois Préfaces aux éditions successives mettent l'accent sur la fécondité heuristique des décloisonnements universitaires, et l'on perçoit, à travers les références bibliographiques de l'auteur, le considérable investissement intellectuel opéré pour croiser de façon pertinente les approches des sciences expérimentales et la culture historique. Gombrich a conservé à l'ouvrage la forme d'une série d'essais développés à partir de conférences tenues en 1956. L'ensemble ne compose pas une théorie systématique, mais apporte des éclairages divers sur des aspects généraux de l'art, et Gombrich met lui-même en application la conception de l'esprit comme « projecteur mobile » qu'il doit à Karl Popper, un esprit qui construit progressivement ses repères et ses « vérités » par une série d'expérimentations, conscientes ou non, d'hypothèses et de corrections, progressant prudemment du familier à l'inconnu. Ces études tournent ainsi autour de la notion d'illusion : illusion de vérité que produisent les peintures de paysage, illusion de ressemblance pour les portraits, illusions optiques particulières dues aux types de perspective et aux procédés de trompe-l'œil, mais aussi illusion des impressionnistes, convaincus de ne coucher sur leurs toiles que leurs pures « images rétiniennes ».

1.  Une démarche transdisciplinaire

Gombrich analyse les distinctions entre vision et connaissance. Il examine les conceptions successives de la perception humaine, depuis les sensualistes anglais jusqu'aux théories récentes de la Gestalt. Il importe dans le champ de l'histoire de l'art les premières recherches en linguistique formalisée, en sémiologie et en théorie de la communication, disciplines alors débutantes ; ce qu'il ne faut pas oublier si l'on pense aujourd'hui que certaines de ses affirmations sont des évidences. Il s'appuie également sur les écrits de Platon, de Pline l'Ancien, de Philostrate, et sur des témoignages de peintres, Léonard de Vinci ou John Constable.

2.  Naissance et métamorphoses de la « mimesis »

Gombrich consacre un exposé assez long à la transformation des finalités de l'art au cours du ve siècle avant J.-C., lorsque les sculpteurs et les peintres grecs développèrent des capacités illusionnistes inédites au lieu de se contenter de figurations schématiques et symboliques. Il en montre le déclin dès l'époque impériale romaine et le renouveau à partir du xive siècle : le profil d'évolution qu'il trace correspond donc à celui qu'avait esquissé Vasari dans ses Vies. Cette assimilation de la réussite d'une œuvre à son pouvoir d'imiter la réalité en suggérant la vie et en provoquant l'émotion du spectateur – conception dont Roger de Piles était un des champions au xviie siècle – se trouve mise en cause au cours du xixe siècle, par la diffusion de la photographie. Comme le remarque Gombrich, l'omniprésence de l'image publicitaire, télévisuelle, etc., a entraîné au xxe siècle une condamnation des qualités mimétiques de l'art, les peintres allant jusqu'à refuser toute relation entre l'œuvre et le réel, dans les divers courants de l'abstraction.

3.  L'histoire de l'art comme histoire des conventions de représentation

Gombrich va démontrer, en analysant un certain nombre d'éléments, le caractère artificiel et culturel des représentations artistiques : les transpositions et les conventions concernant l'usage des couleurs et leur harmonisation, l'enseignement du dessin, qui a toujours consisté à maîtriser des schémas par la copie, le rôle des canons, des livres de modèles, des manuels d'anatomie artistique ou de perspective, des traités de physiognomonie, enfin la primauté du message à transmettre et l'importance de la fonction de l'œuvre. D'où l'idée maîtresse qu'il développe : demander au peintre de représenter ce qu'il voit, spontanément et directement, est impossible, car le peintre ne peut percevoir le spectacle de la nature qu'à travers les expériences accumulées de ses prédécesseurs et les savoir-faire de sa propre époque – ce que Michael Baxandall appellera plus tard « l'équipement culturel d'une société donnée ».
Il aborde un certain nombre de problèmes liés à l'art, tant du point de vue de sa genèse, de ses processus créatifs, que du point de vue de son appréhension par le spectateur : le fonctionnement de l'œil, l'expression du mouvement et l'évocation du temps dans les arts visuels, les gestes ritualisés, l'identité des objets et des êtres au-delà de leur apparence changeante, les codes figuratifs respectifs de la cartographie, de l'affiche, de la caricature, des fétiches et des idoles, et rappelle le caractère exploratoire de l'art qui nous apprend à distinguer et à structurer ce qui était du domaine de l'indistinct et du confus. L'art occidental tel qu'il le définit est en accord avec sa propre démarche, une perpétuelle expérimentation qui apporte de nouvelles réponses aux stimuli visuels et à la tradition culturelle régnante.

Martine VASSELIN