mardi 21 décembre 2010

ANAMORPHOSE, art

Platon disait de la science qu'elle était fille de l'étonnement. Pour le peintre d'anamorphoses, elle devient la mère de l'illusion, à moins que, comme on va le voir, elle ne se charge obliquement de nous dire la vérité. « Maintes fois et avec non moins de plaisir que d'émerveillement, on regarde quelques-uns de ces tableaux ou cartes de perspectives dans lesquels si l'œil de celui qui les voit n'est pas placé au point déterminé il apparaît tout autre chose que ce qui est peint mais, regardé ensuite de son point de vue, le sujet se révèle selon l'intention du peintre... » Voilà ce qu'est l'anamorphose selon l'un des textes les plus anciens qui la mentionne : Pratica della perspettiva publié à Venise en 1559 par Daniel Barbaro. Avant lui, seules les Deux Règles de Vignole (1530) y font une claire allusion.
Baltrušaitis (Anamorphoses, 1955) en résume plus récemment ainsi les caractères : « Au lieu d'une réduction à leurs limites visibles, c'est une projection des formes hors d'elles-mêmes et leur dislocation de manière qu'elles se redressent lorsqu'elles sont vues d'un point de vue déterminé. » Cette astuce technique digne des Wunderkammern (cabinets de curiosités) renvoie bien plus profondément à l'un des plus grands troubles du corps devant les pouvoirs de la raison. Car cette machinerie optique s'est faite science ; après avoir fini parmi les farces et attrapes de cabinet (voir les Relations de ce qui s'est passé à l'arrivée de la reine Christine de Suède à Essaune en la maison de monsieur Hesselin, 1656), elle refit les délices du surréalisme, qui se laissa à nouveau fasciner par le trompe-l'œil et les monstrueuses vérités anamorphotiques.
En fait, nous sommes au cœur de la Renaissance et de l'Europe, à l'aurore du souverain empire de la Raison ; images et apparences subissent les attaques du néo-platonisme, puis de la Réforme. Mais les zélateurs de la vérité éternelle, géométrique et mathématique doivent au même moment affronter les cruelles leçons de relativisme que développent les théories de la vision. Il en résulte une étonnante effervescence où l'on balance entre le rationalisme cartésien et un goût ludique du vertige sensoriel et des tentations du rêve, du doute et de la folie. Effervescence qui va, durant un temps, se concentrer à Paris, près de la place Royale (actuelle place des Vosges), au couvent des Minimes. Là nous trouvons Mersenne, Descartes (Dioptrique, 1637), Maignan et surtout ce jeune Jean-François Nicéron, auteur du Thaumaturgus opticus (1646). Ainsi se trouvent réunis théoriciens et praticiens du rationalisme nouveau et de l'univers maniériste. Il faudra y joindre d'autres grands noms comme ceux de Desargues (Pratique de la perspective, 1636), de Bosse, du père Kircher (Ars magna lucis et umbrae, 1646). Ainsi se développe cette diabolique (magia) partie de la géométrie et de l'optique qui se pratiquait selon des procédés fort empiriques dès le xvie siècle en Italie. Dürer n'écrivait-il pas en 1506 à son ami Pirckheimer qu'il devait se rendre à Bologne pour y apprendre die Kunst in geheimner Perspektive (l'art de la perspective secrète) ; c'est la « bella e secreta parte della perspettiva » dont parle Barbaro. Poussant à l'extrême les conséquences de la perspectiva artificiale des classiques, le nouveau thaumaturge en renverse les termes — la Costruzzione legittima d'Alberti autorise, en en donnant les règles, ces déformations de la représentation illusionniste qu'implique le point de vue du spectateur. Celui-ci, situé en un point fixe, « endroit le plus propice pour voir le tableau » (Vinci), perçoit, de face, des raccourcissements et des dilatations dont l'imitateur de la nature doit tenir compte. Dans l'anamorphose, le monde est représenté d'une façon scientifiquement déformée pour la vision de face, le rétablissement ne s'opérant que virtuellement grâce au déplacement du spectateur. Au monde platonicien rectifié, donc finalement illusoire, fait place une autre illusion, celle d'un monde (réel ?) vu de biais. C'est un monde oblique, étiré, méconnaissable. Il faut en fuir la grimace pour que furtivement, en coulisse, la vérité soudain se donne. Vérité marginale et fugitive intimement liée tantôt à la dislocation incohérente, tantôt au trompe-l'œil dont elle est le contrepoint.
Les Ambassadeurs, H. Holbein le Jeune Hans Holbein le Jeune (1497-1543), Les Ambassadeurs. 1533. Huile sur toile. 2,07 m X 2,095 m. National Gallery, Londres.
Il n'y a pas de face-à-face avec la vérité. Telle est la leçon de ce bouleversant témoignage anamorphotique que sont Les Ambassadeurs de Holbein (National Gallery, Londres, 1533). Deux jeunes et beaux diplomates résumant la puissance laïque et ecclésiastique se trouvent réunis de part et d'autre d'une double nature morte, une Vanité, pour composer un somptueux tableau où collaborent les pouvoirs de la perspective illusionniste et de la vie politique. À leurs pieds surgit, illisible, une forme blanche, la signature du maître, Holbein ou l'os creux : ce crâne apparaît d'un coup quand nous quittons la place et qu'à notre dernier regard se livre enfin le triple message de l'anamorphose. La perspective classique est une machine à faire des fantômes, en un face-à-face trompeur : c'est la vanité du monde lui-même qui se trouve ici dénoncée. La perspective « curieuse » de l'anamorphose délivre dans une distorsion monstrueuse l'obliquité fugitive du vrai, et cela par jeu de surfaces. La finalité de toute représentation se joue dans sa périphérie : c'est un jeu du regard avec la mort. Telle est la vérité du tableau.

Marie-José MONDZAIN-BAUDINET