mardi 21 décembre 2010

ART (Le discours sur l'art) Sémiologie de l'art

Une sémiologie de l'art engage son existence et la nature de ses fondements dans sa prétention à la scientificité : dans la mesure où elle est langage de quelque chose (du visible) qui n'est peut-être pas langage, ou, en tout cas, qui l'est autrement ; dans la mesure aussi où elle est langage sur ce qui doit nécessairement rester en dehors du champ du langage et qui se présente comme un défi au langage, une science de l'art est-elle possible ? L'objet même qu'est la peinture ou l'art en général ne se dérobe-t-il point, par essence, à ce qui constitue l'essence de tout projet scientifique ? La position du problème de la sémiologie comme science générale des signes découvre chez Saussure une ambiguïté qui tient à cette science même : la linguistique ne peut se constituer comme science que si elle s'intègre dans une science générale des signes, mais cette science générale des signes autres que les signes linguistiques ne pourra se constituer que sur le modèle de la linguistique comme science.
La sémiologie a bien pour objet tout système de signes, quelle qu'en soit la substance, quelles qu'en soient les limites. Mais, dans la mesure où les tableaux, les gestes, les édifices, les mélodies ne sont pas des objets linguistiques, la constitution de la sémiologie de l'art implique la médiation nécessaire du langage dans tout système sémiologique extra-linguistique. Cette difficulté est connue et a été surmontée par la distinction du langage objet et du métalangage : la sémiologie est un métalangage, puisqu'elle prend en charge, à titre de système second, un langage premier qui est le système étudié, et ce système-objet est signifié à travers le métalangage de la sémiologie.
Ainsi, le discours sémiologique est possible sur les langages de l'art. Mais le problème que posent ces derniers est-il seulement celui d'un métalangage ? N'est-ce pas oublier le niveau même du système sémiologique non linguistique où cependant le langage intervient constamment pour doubler sans cesse le visible dans et par les catégories du langage ? Le problème essentiel d'une sémiologie du visible est la lexicalisation à la fois immédiate et nécessaire de la représentation que l'analyse sémiologique devra simultanément utiliser et critiquer. L'objet d'art est, dès lors, ce texte figuratif dans lequel le visible et le lisible se nouent l'un à l'autre, selon une trame continue dans laquelle l'analyse devra articuler, grâce au langage, la surface, le volume ou l'espace sans déchirure qui se donnent à voir.

1.  La lecture du tableau

On prendra comme exemple privilégié l'objet pictural : le tableau est un texte figuratif et un système de lecture. Il se voit globalement, comme une totalité qui implique non seulement un point de vue qu'éventuellement un code perspectif peut déterminer, mais aussi le retranchement de l'espace du tableau, de l'espace existentiel, comme un espace autre qui se constitue en un lieu « utopique ». Complément nécessaire de ce premier principe s'introduit un second principe, dit de narrativité, qui peut être généralisé comme discours du regard, comme une lecture plastique du tableau. L'acte de lecture déroule ainsi une succession à l'intérieur de l'instant de vision, et le problème qui se pose à l'analyse sémiologique est de se demander comment l'unité de vision sera articulée et découpée par la discursivité de la lecture sans jamais cesser d'être une. L'unité de vision du tableau est une totalité organique de mouvements de l'œil, une structure de regards et le tableau est le jalonnement de la surface plastique par un ensemble de « signes » à la fois topiques et dynamiques destinés à différer, dans une différence à la fois temporelle et spatiale, l'accomplissement de l'unité de vision comme totalité structurée. La conjugaison de la topique et de la dynamique du tableau renvoie à l'organisation de l'espace du tableau tout entière donnée, même si elle est toujours dissimulée, et à l'ensemble successif des gestes de peinture qui repose sous forme de traces, sédimentées et liées sur la surface plastique.
Ce circuit du regard sur la surface plastique est, dans le lieu du tableau, un circuit aléatoire. Les jalons plastiques sont des signes de mouvements virtuels et comportent des possibilités de choix. Et c'est la forme aléatoire du circuit qui fait apparaître, dans la succession temporelle des parcours possibles, le caractère synchronique de l'unité de vision comme totalité structurée de regards. Ainsi la somme ouverte des parcours possibles réalisés ou virtuels forme système.
Deux conséquences en découlent. La première est que l'objet pictural pour l'étude sémiologique est constitué par l'ensemble indissociable du tableau et de sa lecture entendue comme totalité enchaînée et ouverte des parcours possibles. Ceux-ci se trouvent dès lors doublement solidaires : entre eux et dans la totalité du texte figuratif. Le tableau forme une « matrice » de parcours du regard à partir de laquelle sont générées les figures du tableau, chaque génération définissant une lecture. La seconde est que le tableau comme système de lecture comporte, dans la liberté aléatoire des circuits du regard, divers degrés de contrainte. Chaque parcours, certes, est libre, mais c'est la succession ouverte, indéfinie des parcours qui les articule les uns aux autres, par des éléments ou des directions privilégiées.
L'autre aspect de la lecture du tableau est le déchiffrement : si le tableau est effectivement un ensemble signifiant, un signe ou un système de signes, c'est dans le parcours du regard que doit s'effectuer l'interprétation. Peut-on appliquer sans discernement le modèle de la lecture et, par-delà ce modèle, le modèle du signe linguistique doté du principe de la double articulation (séparation des unités significatives – les mots – ou première articulation, des unités distinctives dépourvues de sens – les sons – ou deuxième articulation) ?
Il faut donc poser la question préalable à toute application du modèle linguistique à un objet non linguistique tel que la peinture : y a-t-il en peinture un principe de la double articulation ? La deuxième question renvoie à la distinction saussurienne de la langue et de la parole. La langue est une institution sociale et un système de valeurs. La parole, acte individuel de volonté et d'intelligence, est une combinaison d'éléments sélectionnés dans le code de la langue et actualisés dans le discours. La distinction de la langue et de la parole, fondamentale pour définir le procès du sens, est-elle transposable dans le domaine pictural ? Peut-on parler de la langue d'un peintre ? Du langage pictural ? Y a-t-il un ou des codes picturaux ? Enfin peut-il y avoir, pour la peinture, l'équivalent du syntagme linguistique qui entretient avec la parole un rapport de proximité structurale ?

2.  Syntagmatique et paradigmatique picturales

La signification ne peut naître que d'une articulation, d'un découpage. Comment passer de la totalité continue du tableau à des unités syntagmatiques discrètes ? Pour ce faire, il faut rappeler la condition fondamentale de toute sémiologie picturale : l'indissociabilité du visible et du nommable comme source du sens. Ainsi le grand syntagme pictural peut-il être relayé par le langage, ce relais permettant son articulation et sa constitution en ensemble significatif. Le sujet du tableau peut donc, dans la peinture d'histoire, renvoyer à un texte référentiel dont l'analyse dans le tableau permet son articulation : les signifiants du récit littéraire, les « racontants », deviennent alors les signifiés du récit pictural, grâce à cette propriété que possède tout récit d'être, dans sa substance de sens, indépendant des modalités particulières par lesquelles il est raconté. Les unités syntagmatiques picturales ou figures ainsi articulées par les signifiés du récit constituent les unités de sens du tableau. La figure se présente dans le syntagme figuratif comme l'équivalent de ce que le sémioticien du récit appelle une fonction. Ce type du récit appelle une fonction. Ce type d'analyse qui lie la structure temporelle du récit, le système d'expression et l'articulation figurative paraît applicable dans de nombreux cas et autorise la constitution de typologies complexes selon les modalités d'articulation des figures.
Dans le tableau « sans histoire » comme le paysage ou la nature morte, le problème ne fait que se déplacer. La substance visuelle est articulée par ce qui est nommable dans le tableau et par la répartition de ces éléments nommables dans des zones de la surface plastique. Le syntagme du tableau s'organisera alors en zones informatives différentielles. Par là apparaît la possibilité de pousser l'analyse du syntagme du tableau, au-delà des figures, jusqu'à un découpage de sous-unités et à leur articulation syntaxique dans la figure qui constitue ainsi l'unité d'intégration et de sens de ces signes figuratifs. Ils peuvent avoir par eux-mêmes une signification propre, mais ils la perdent dans leur intégration à la figure.
Les possibilités d'articulation de premier niveau ouvertes par le relais linguistique de la substance visible conduisent à s'interroger sur la constitution d'une paradigmatique picturale. Cette question est toujours celle du sens : est-ce qu'un segment relativement autonome du syntagme prend son sens par rapport aux autres segments qui auraient pu apparaître au même point du syntagme ? Peut-on appliquer sur le tableau l'épreuve de commutation ? L'opposition du syntagme et du paradigme a été faite par Ferdinand de Saussure. Au rapport réel de contiguïté découvert dans le syntagme s'oppose le rapport virtuel de substitution ; le premier est de l'ordre de la parole, le second relève de la langue comme système. La lecture d'un tableau met en œuvre les catégories essentielles de la syntagmatique : perception, réalité, présence, segmentation en séquences de lecture ou figures liées par contiguïté dans le tableau. Mais la lecture du tableau que le parcours de lecture analytique fait apparaître appelle, dans la mémoire, une classe de figures associées in absentia : niveau de lisibilité secondaire dans lequel s'ouvrent les séries substitutives de figures ; espace métaphorique où se découvre la troisième dimension des codes ; espace de culture, de lecture savante qui n'implique pas nécessairement la conscience personnelle d'un savoir.
Cependant, il est intéressant de noter que, par opposition à la clôture du système linguistique qui permet de former économiquement, par combinatoire, donc récurrence de signes redondants, l'infinité des messages linguistiques au niveau de la parole, le système pictural est ouvert et n'obéit pas, semble-t-il, au principe d'économie de la langue. Encore conviendra-il de préciser les degrés d'ouverture du système.
Saussure distinguait deux types de rapports associatifs, selon le son ou selon le sens. Il se pourrait aussi qu'une double orientation de la paradigmatique soit possible, l'une stylistique, l'autre thématique : c'est à la première que Roland Barthes fait allusion à propos de l'architecture lorsqu'il oppose à une syntagmatique dont l'objet serait l'enchaînement des détails au niveau de l'ensemble de l'édifice une paradigmatique stylistique qui étudierait les variations de style d'un même élément d'un édifice, différentes formes de toitures, de balcons, d'entrées, etc. La constitution de ces deux paradigmatiques pose un certain nombre de problèmes : comment peut-on passer, de façon rigoureuse, du niveau de lisibilité primaire d'un tableau à une paradigmatique stylistique ou thématique ?
D'autre part, le tableau n'offre pas une lecture, mais un système de lectures. Le parcours du regard, tout en obéissant à certaines contraintes, celles d'une « grammaire picturale », reste aléatoire. D'une lecture à l'autre apparaissent les différences dans l'articulation du syntagme et par suite dans la détermination des unités syntagmatiques. D'où l'introduction de la notion de « matrice figurative » qui permet de concevoir la figure comme un élément générateur, comme « forme symbolique » dont chaque figure, au niveau d'une lecture, est le produit. Cette idée essentielle doit permettre de surmonter ce que la notion même de découpage implique, l'inertie, le caractère figé de l'élément séquentiel articulé dans la lecture : la figure est ce noyau ou cette forme générative, productrice dans le système de lecture.

3.  Les codes picturaux : dénotation, connotation

Si lire un tableau consiste non seulement à le parcourir du regard, mais à le déchiffrer, l'interprétation implique un ou des codes d'interprétation pour en reconnaître et en comprendre le sens. Ainsi, la peinture représentative dispose d'un premier code, le code perceptif, d'autant plus profond que sa mise en œuvre est plus immédiate et plus inconsciente, qu'il semble ne jamais apparaître comme code. Ce code n'est pas innocent. Non seulement dans ses éléments, mais encore dans son existence même, il implique une certaine dépendance culturelle, marquée par la familiarité avec la notion de représentation qui est un trait de culture remarquable. Au niveau de la lisibilité primaire du tableau, c'est ce code de déchiffrement, et celui-là seul, qui est utilisé. Mais, si l'image picturale dans une peinture représentative est signe figuratif, cela signifie qu'outre sa fonction de désignation elle possède une fonction d'expression. La relation référentielle qui définit de part en part l'image picturale doit alors s'intégrer à une relation plus profonde dont elle ne sera qu'un terme, le signifiant. C'est là très précisément la définition que donnent Louis Hjelmslev et Roland Barthes de la connotation et de la sémiologie connotative : le premier système constitue alors le plan de la dénotation (c'est la relation de désignation dans le cas de la peinture « représentative ») et le second système, extensif au premier, le plan de la connotation. On dira donc qu'un système connoté est un système dont le plan d'expression est constitué lui-même par un système de signification.
Aussi n'est-ce point un hasard si Pierre Bourdieu, reprenant la distinction d' Erwin Panofsky entre l'étude préiconographique, l'iconographie et l'iconologie, aboutit à une théorie sociologique de la connaissance adéquate de l'œuvre dans laquelle « les différents niveaux s'articulent en un système hiérarchisé où l'englobant devient à son tour englobé, le signifié, à son tour signifiant » (E. Panofsky), théorie de l'emboîtement des codes de déchiffrement ou introduction à une théorie de l'idéologie si, comme le remarque Barthes, la forme des signifiés de connotation est l'ensemble de représentations à un moment déterminé du monde et de l'histoire. Le code est, en un sens, un principe de constitution des classes de signes figuratifs, que ces classes soient organisées selon le type ou selon le sens. Mais, en outre, c'est le classement lui-même par variations paradigmatiques qui permet de constituer le code. Cette circularité méthodologique n'est pas un cercle logique ; elle correspond à deux phases de la recherche : la phase de recherche sémiologique, par laquelle la constitution des séries virtuelles de signes figuratifs permet d'aboutir à un niveau codé ; la phase de la vérification de la valeur opératoire du code qui autorise l'extension différentielle de la série paradigmatique et conduit éventuellement à distinguer, dans le code, des sous-codes et, dans la série, des sous-classes. Un signe figuratif, une figure a une valeur définie par la situation réciproque des signes dans le système. Si cette comparaison des signes s'instaure sur le plan des réserves virtuelles paradigmatiques ou champs associatifs et si ces champs n'ont pas d'ordre déterminé, on comprendra alors que la valeur d'un signe figuratif ou d'une figure puisse se modifier à chaque lecture profonde, varier lorsque variera la situation réciproque des signes dans le système, et que le concept de valeur que l'on trouve également chez Panofsky soit un des concepts clefs pour l'élaboration des codes picturaux, comme pour l'analyse compréhensive des évolutions, des changements ou des mutations dans les styles.
Autrement dit, si chaque parcours de lecture est relativement aléatoire, cela signifie que dans le système des lectures les figures manifestent une essentielle labilité : elles s'y font, s'y défont et s'y refont sans cesse. Les accents que chaque lecture y dépose se déplacent, certains signes surgissent alors, sur lesquels la lecture s'appuie successivement, en y transférant, à chaque moment, de nouvelles énergies. Dans cette perspective, chaque figure du tableau est la condensation d'une série de paradigmes ; chaque figure ne prend sens que dans cette surdétermination qu'elle reçoit du champ associatif. Du même coup est révélé le sens de la labilité de la figure dans l'étendue de lecture. Elle prend sa source dans la surdétermination qui pèse sur chaque figure, dans la multiplicité des sens qui l'affectent et qu'elle évoque et manifeste en les actualisant. Et par là sans cesse se modifiera dans le syntagme pictural la position de la figure. Ainsi donc, la lecture ne peut jamais faire du tableau un panorama de sens, un synopsis de significations. La lecture n'est pas une statique, mais une dynamique, un système ouvert de forces en constante et perpétuelle recomposition.

4.  Structures élémentaires

Le niveau opératoire sémiologique fondamental est ainsi le niveau « lexical », « syntaxique », ou « phraséologique ». Est-il possible de pousser l'analyse sémiologique au-delà des unités significatives vers un deuxième niveau plus profond qui correspondrait à la deuxième articulation linguistique ? Y a-t-il en peinture des éléments équivalents aux phonèmes, qui n'ont pas de sens par eux-mêmes, mais sont les constituants du sens que les unités de premier niveau obtiennent par leur intégration ? Toutefois, il se peut que ce soit à ce niveau que la validité d'application à des substances non linguistiques du modèle linguistique révèle sa limitation qui fonderait, dans sa différence, la sémiologie non linguistique. Cette différence serait alors la suivante : le tableau ne serait pas la combinaison d'éléments dépourvus de sens qui, à partir d'un certain degré de complexité, par une opération mystérieuse, l'acquerraient. D'emblée, les éléments du sens que dégage l'analyse ont du sens parce qu'ils ne sont saisissables que dans leur articulation signifiante.
Sans construire le système complet des structures élémentaires de signification picturale, il suffit d'indiquer que ce système est possible dans le jeu complexe et articulé de ses catégories sémiques et de ses axes sémantiques, de ses différences et des rapports nombreux qui les lient entre elles.
Dans le passage à l'objet ou à la forme, l'activité productrice choisit dans le système telle ou telle structure, assemble les structures pour s'élever avec elles à un ordre nouveau. L'objet dans sa production est bien l'assemblage de structures significatives choisies, et les dimensions nouvelles qui apparaissent alors sont une création, un ordre nouveau, source d'associations signifiantes, ordre nouveau des contenus, propriétés d'expression spécifiques et bien définies, bref, style.
Ainsi, les niveaux analytiques qui définis-sent les opérations sémiologiques sur la peinture, les champs paradigmatiques ou les codes ne trouvent leur efficacité compréhensive et explicative qu'à la condition d'être intégrés à la fois quant à leurs contenus et à leurs procès, dans l'unicité du tableau-lecture. Ces procès et ce contenu déterminant en dernière analyse peuvent seuls, si l'on parvient à en expliciter les modalités, fonder la sémiologie du visible.

Louis MARIN