mardi 21 décembre 2010

AUX ORIGINES DE L'ABSTRACTION. 1800-1914 (exposition)

En France, une exposition sur l'abstraction se faisait attendre. Elle a enfin eu lieu, du 5 novembre 2003 au 22 février 2004, au musée d'Orsay, dont le président, Serge Lemoine, associé à Pascal Rousseau, maître de conférences à l'université de Tours, proposait aux visiteurs de remonter « aux origines de l'abstraction ».
Jusqu'à présent, l'archéologie de l'abstraction avait privilégié trois axes majeurs : l'évolution des formes, les sources spiritualistes et les liens avec l'ornement. Cette exposition prenait le parti d'en explorer les ressorts scientifiques selon un double parcours, celui des liens entretenus avec l'optique et avec l'acoustique, par lesquels on comprenait que l'abstraction, loin de se couper du réel, s'attache à en traduire des phénomènes jusqu'alors insoupçonnés.
En accueillant le spectateur dans un espace vibrant de lumière dû à la jeune artiste belge Ann Veronica Janssens, les commissaires de l'exposition entendaient poser l'actualité de leur propos et, plus encore, faisaient de cette manifestation le lieu d'une expérience de l'œuvre, une expérience en l'occurrence synesthésique. Sortant de cet environnement, le visiteur débouchait sur un tableau de Caspar David Friedrich montrant une femme vue de dos, qui contemple le soleil matinal : à deux siècles de distance, même face-à-face avec le soleil, même éveil des sens.
Une telle entrée en matière suggérait d'emblée toute l'audace et toute l'intelligence de l'accrochage, mais aussi de la scénographie. Choisissant pour figure tutélaire l'auteur du Traité des couleurs (1810), l'exposition misait sur une polychromie inspirée du principe goethéen de la naissance des couleurs, par le frottement du clair et de l'obscur. Pour exemple, la première salle, de couleur terre, faisait émerger les jaunes incandescents des œuvres de Turner, Monet et Derain, qui fixent le soleil à la façon des physiologistes du xixe siècle, exposant leur rétine au risque de la cécité. C'est l'histoire de Regulus (1828 et 1837), tableau où Turner ne donne pas à voir le consul romain auquel on a arraché les paupières, mais tente de traduire l'effet de cette mutilation sur sa vision : un éblouissement et une dissolution des formes rendues par une vibration de la touche – ou, plus loin dans le parcours, par l'incandescence des couleurs chez Redon ou les expressionnistes. Entre-temps, une salle plongée dans un gris très sombre accompagnait la disparition de la forme dans l'obscurité, chez Friedrich, Whistler, Van Gogh ou Balla, selon un système de raccourci chronologique récurrent dans l'exposition. Les deux dernières salles étaient consacrées à l'étude de la couleur pour elle-même, détachée de tout support figuratif. Les traités et objets scientifiques de Newton, Chevreul ou Rood éclairaient les compositions prismatiques de Klee, Balla, Itten, Larionov, et celles, circulaires, des orphistes. Mais la surprise résidait dans le parallèle établi entre les taches solaires vulgarisées par l'abbé Moreux et leur traduction chez Kupka.
Bien avant que la musique, abstraite par nature, ne joue le rôle de modèle pour le débat des années 1910 autour de la « peinture pure », les artistes ont multiplié les correspondances entre ces deux langages et cherché des équivalents plastiques aux compositions musicales, s'appuyant sur les débuts de l'acoustique. C'est ce que montraient, dès la première salle, les œuvres des romantiques allemands, où prolifèrent rinceaux et arabesques, qui offrent autant de « figures du son », inspirés par les expériences d'Ernst Florens Friedrich Chladni à la fin du xviiie siècle : une plaque de verre recouverte de sable est mise en vibration au moyen d'un archet, faisant apparaître des tracés qui rendent visible l'onde sonore. Une autre façon de donner forme au son consiste à s'inspirer du système de notation de la musique, avec la scansion d'horizontales et de verticales de partitions que Friedrich, Ciurlionis, Signac et Mondrian appliquent au motif du bord de mer. Pour se faire musicien, le peintre privilégie davantage encore la couleur, s'inspirant de la théorie ondulatoire qui régit tant les vibrations lumineuses que les vibrations sonores, ainsi que de nombreux traités relatifs aux corrélations entre sons et couleurs. Dès lors, certains artistes s'attachent à trouver des correspondances entre gammes musicale et chromatique, là où d'autres travaillent sur l'analogie entre timbre sonore et texture de la couleur. La mise au point d'instruments produisant non pas des sons, mais des couleurs, permet au jésuite Louis-Bertrand Castel et à ses suiveurs de caresser le rêve de synthèse des arts. De la musique chromatique, on passait enfin naturellement à la danse, qui fait de la perception des couleurs une expérience temporelle et spatiale, convoquant le corps et l'ensemble de ses sens : un film montrant Loïe Fuller, des tableaux de Kupka, Sonia Delaunay ou Picabia clôturaient cet hymne à la synesthésie.
Complément de l'exposition, son catalogue (Réunion des musées nationaux, Paris, 2003) explique rigoureusement le parti pris, avec des essais renouvelant de fond en comble l'histoire de l'abstraction. « L'esthétique scientifique » s'y trouve hissée au rang de nouvelle méthode. Ainsi, les théories de la perception apparues au xixe siècle sont décortiquées, de même que les objets d'expérience qui les accompagnent, afin d'en mesurer l'influence sur les débats esthétiques et sur le passage à l'abstraction. Toutefois, il serait faux de croire que les artistes ont lu scrupuleusement tous ces traités afin de les appliquer : ils y ont recouru comme à une nouvelle source d'inspiration, mise au service de ce je ne sais quoi qui fait la peinture. Charles Henry lui-même, auteur d'une « Introduction à une esthétique scientifique » (1884), ne disait-il pas : « On ne prétendra pas que je veux substituer à la réaction de l'artiste le mécanisme d'un instrument. Le génie est inimitable, car il s'exprime non seulement par les rythmes visibles, mais par une infinité de rythmes invisibles » ?
Isabelle EWIG