mardi 21 décembre 2010

BAUHAUS

chaise Marcel Breuer

Fondé en 1919 par Walter Gropius à Weimar, le Bauhaus (littéralement : « maison du bâtiment ») étendit ses recherches à tous les arts majeurs et appliqués, en vue de les intégrer à l'architecture. Selon le dessein de son fondateur, tous ceux qui participaient à l'édification du bâtiment devaient être pénétrés des principes du maître d'œuvre et créer en harmonie avec lui, la partie complétant le tout. Appelés par Walter Gropius, les plus grands artistes du temps y enseignèrent. Le Bauhaus suscita un vif intérêt dans le monde, mais provoqua de fortes réactions dans les milieux politiques allemands. Transféré à Dessau en 1925, puis à Berlin en 1932, il fut définitivement fermé par les nazis arrivés au pouvoir en 1933.


École du Bauhaus, Dessau L'immeuble du Bauhaus construit en 1926 par l'architecte Walter Gropius (1883-1969), à Dessau, Allemagne. 

 Bauhaus Façade de la nouvelle école du Bauhaus construite à Dessau par Walter Gropius (1883-1969) en 1925-1926. 
Les principes du Bauhaus ont profondément marqué l'esthétique contemporaine ; un grand nombre d'écoles et d'universités adoptèrent ses méthodes d'enseignement, comme l'industrie ses conceptions. La plupart de ses maîtres et de ses anciens élèves, accueillis par les États-Unis peu avant 1939, continuent à influencer l'art moderne.

1.  De l'idée à la réalisation

Henry Van de Velde, souhaitant quitter la Grossherzogliche Kunstgewerberschule de Weimar fondée par lui en 1906 et dont il était le directeur, pressentit Walter Gropius pour lui succéder. En 1915, Gropius accepta, à la condition de pouvoir réorganiser à sa guise l'enseignement des beaux-arts à Weimar. Au printemps de 1919, il réunit la Grossherzogliche Kunstgewerberschule et la Grossherzogliche Hochschule für bildende Kunst en une Hochschule für Gestaltung, sous le nom de Das staatliche Bauhaus Weimar, qu'il installa dans les bâtiments construits par Van de Velde. Appelés par Walter Gropius, furent professeurs au Bauhaus, dès 1919, Johannes Itten, Lyonel Feininger, Gerhard Marcks, Adolf Meyer ; Georg Muche les suivit en 1920, puis Paul Klee et Oskar Schlemmer en 1921 ; Wassily Kandinsky vint en 1922 et László Moholy-Nagy en 1923.
Ayant suscité l'opposition des autorités conservatrices de la ville et du gouvernement provincial de Thuringe, le Bauhaus de Weimar, institution d'État, ferma ses portes – professeurs et élèves solidaires de leur directeur – au terme de son contrat de sept ans, le 1er avril 1925.
De nombreuses villes dont Darmstadt, Francfort, Mannheim étaient disposées à le recevoir ; Dessau l'emporta. La municipalité demanda à Gropius de construire la nouvelle école.
Commencés à la fin de 1925, les travaux furent achevés en décembre 1926. De nouveaux professeurs furent nommés : Josef Albers, Herbert Bayer, Marcel Breuer, Gunta Scharon-Stölzl, Hinnerk Scheper, Joost Schmidt.
En 1926, le Bauhaus tout entier contribua avec Gropius à la réalisation de la cité ouvrière de Törten, près de Dessau.
En 1928, lassé, Gropius abandonna la direction de l'établissement et, sur sa recommandation, le Suisse Hannes Meyer, directeur de l'atelier d'architecture depuis 1927, lui succéda. Il devait démissionner à son tour en juin 1930, laissant le Bauhaus déchiré par des querelles intérieures. Gropius, sollicité de nouveau, recommanda Ludwig Mies van der Rohe qui, comme lui, avait travaillé chez Peter Behrens ; organisateur de l'exposition du Weissenhof en 1927 à Stuttgart, alors qu'il était vice-président du Werkbund, Mies était l'auteur du très célèbre pavillon allemand de l'exposition de Barcelone. Quoiqu'il eût, en 1926, érigé à Berlin le monument à la mémoire de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, il brisa les grèves politiques des élèves et rétablit l'ordre au sein du Bauhaus, plus ou moins mené, depuis le départ de son fondateur, par des groupes d'extrême gauche.
Logements de Weissenhof L'architecte Ludwig Mies van der Rohe organise, en 1926, l'exposition du logement de Weissenhof à Stuttgart où il invite les pricipaux architectes du mouvement moderne à construire chacun un bâtiment, lui même réalisant un immeuble collectif. 
Pavillon de l'Allemagne, Barcelone Vue partielle du pavillon de l'Allemagne à l'Exposition internationale de Barcelone. Architecte : Ludwig Mies van der Rohe, 1929. 
 
En 1932, les nazis prenaient le pouvoir en Saxe-Anhalt et le Bauhaus de Dessau allait s'établir à Berlin dans une usine vide que Mies van der Rohe fit repeindre en blanc. Hitler chancelier du Reich, Mies eut une entrevue avec l'un des « experts culturels » nazis, Alfred Rosenberg, à l'automne de 1933 ; il obtint l'autorisation de continuer ; mais, considérant que le Bauhaus ne pouvait poursuivre son œuvre dans « cette atmosphère », il prit la décision de fermer l'institution.

2.  Une réorganisation de l'enseignement des beaux-arts

L'« aventure » du Bauhaus ne se conçoit guère que dans le climat artistique très particulier de l'Allemagne du début de ce siècle. Hermann Muthesius, continuant John Ruskin et William Morris, avait déjà fondé, le 6 octobre 1907, le Deutscher Werkbund, pour tenter d'établir une coopération entre les artistes et les artisans d'une part, l'industrie et la technique de l'autre. On lisait dans les statuts : « Le but du Werkbund est d'ennoblir le travail artisanal en réalisant la collaboration de l'art, de l'industrie et du travail manuel. » Y participaient, parmi d'autres, Hans Poelzig, Josef Hoffmann, Henry Van de Velde, Peter Behrens. Le dessein était d'améliorer l'« art industriel », en insistant sur les qualités techniques et les valeurs morales qui doivent s'attacher à la notion de forme. Mais le programme restait vague. L'exposition de 1914 à Cologne en fut la manifestation la plus notoire, principalement avec l'usine modèle que Walter Gropius et Adolf Meyer y construisirent.
Malgré de nombreuses réticences, le Werkbund avait fini par s'imposer chez les artistes et surtout chez les industriels : on cite volontiers le cas de Peter Behrens qui travailla dès lors pour le konzern A.E.G. En revanche, la peinture, déjà dominée par l'expressionnisme romantique et individualiste, n'y trouvait pas son compte. Au sortir de la guerre, alors que l'expressionnisme s'imposait même au théâtre et au cinéma (Le Cabinet du Dr Caligari, 1919), Dada apparut, qui prétendait répondre aux événements que le monde venait de subir. En fondant à 36 ans le Bauhaus, en lui permettant de traverser révolutions, putschs et crise financière, Gropius apportait une réponse différente et combien plus humaniste.
La réflexion de Gropius a la même origine que celle de Le Corbusier : la « révolution machiniste » du xixe siècle a amené la civilisation à un point de non-retour et nécessite un changement intellectuel profond. Nier la machine équivaut à se condamner, mieux vaut en être le maître et donner à ses produits un « contenu de réalité » : éliminer chaque désavantage de la machine, sans sacrifier aucun de ses avantages.
 Walter Gropius et Le Corbusier L'architecte Walter Gropius (1883-1969), en compagnie de Le Corbusier. 
S'il commence à exister une architecture, une peinture, une sculpture modernes, Gropius constate que les objets usuels ne participent pas de ce mouvement : l' artisan, qui a le savoir-faire, plagie les époques révolues, tandis que l'artiste, qui a l'esprit créateur, dédaigne ce travail « subalterne ». D'où le principe : créer le compagnonnage de la main et de la machine dans la production ; ne pas faire imiter par la machine des produits faits à la main, mais créer des objets, faits à la main, qui pourront ensuite être manufacturés.

•  Artisans et artistes

Gropius, en réunissant les deux écoles d'art de Weimar, précisera le programme du Werkbund : artisans et artistes créeront de concert et assembleront leurs œuvres dans le Bauwerk, qui comprendra la peinture, la sculpture, les arts appliqués, intégrés dans l'architecture, sans que celle-ci soit privilégiée, pour créer un art de vivre accordé au xxe siècle. « Le but ultime de toute création formelle est l'architecture. La décoration des édifices était autrefois la tâche la plus noble des arts plastiques. Aujourd'hui, ils ont acquis une autonomie orgueilleuse dont ils ne pourront se délivrer que par une collaboration et une influence réciproque entre les différents artistes. Architectes, peintres et sculpteurs doivent réapprendre à connaître et à comprendre la structure complexe d'une œuvre architecturale dans sa totalité et ses composantes ; leurs œuvres se rempliront alors spontanément de l'esprit architectonique qu'elles avaient perdu en devenant art de salon. Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous redevenir artisans. Car l'art n'est pas un « métier ». Il n'y a pas de différence essentielle entre l'artiste et l'artisan. L'artiste est une sublimation de l'artisan [...]. Le principe de base du travail artisanal est cependant indispensable à chaque artiste. C'est là que se trouve la source de l'activité créatrice. Créons donc une nouvelle corporation d'artisans, écartant la présomption qui, en séparant les classes, voulait élever un mur d'orgueil entre artisans et artistes. Créons la nouvelle architecture de l'avenir qui réunira en une même forme architecture et sculpture et peinture, qui s'élèvera un jour vers le ciel, jaillissant des millions de mains des artisans, symbole transparent d'une foi naissante. » (Manifeste inaugural, 1919.) Partant, l'enseignement au Bauhaus, qui voulait intégrer toutes les recherches, comprenait trois périodes.
Le Vorkurs ou Vorlehre, qui durait six mois, permettait de choisir les candidats selon leurs aptitudes, appréciées d'après les travaux fournis, et de les orienter. L'élève passait par toutes les sections – simplifiées – du Bauhaus, où il recevait un enseignement pratique (maniement des différents matériaux, exercices d'écriture automatique) et théorique (lois de base du dessin, analyse de tableaux anciens), destiné à favoriser les facultés créatrices et à le libérer du poids des conventions. On insistait sur l'observation et la représentation, objective et subjective, de la nature. Ce cours était dirigé par Johannes Itten, qui y développait la méthode qu'il avait mise au point à Vienne, où Gropius l'avait rencontré peu avant 1919.
L'élève recevait ensuite pendant trois ans une instruction pratique et formelle (Werklehre et Formlehre) dans les différents ateliers du Bauhaus : peinture, sculpture, meuble, verre, métal, tissage, poterie, théâtre, peinture murale, architecture, typographie et reliure, chaque atelier étant dirigé en collaboration étroite par un artisan et un artiste : « Chaque élève et chaque compagnon a deux maîtres en même temps, un maître pour l'artisanat et un maître pour la création formelle [...]. L'apprentissage artisanal et l'enseignement théorique des formes sont fondamentaux, aucun élève ni compagnon ne peut être dispensé de l'un ou de l'autre. »

Bauhaus, Weimar Bauhaus, Weimar (Allemagne).

 Libéré de tout vernis scolaire, cet enseignement, auquel s'ajoutaient des conférences sur toutes les matières de l'art ancien et moderne et de la science (biologie, sociologie, etc.), était destiné à préparer au travail de la standardisation ; l'élève y débutait avec les outils et les méthodes les plus simples, ce qui lui permettait d'acquérir progressivement la compréhension et l'habileté qu'exige la machine. Gropius pensait qu'un retour à l'artisanat d'autrefois serait une erreur, artisanat et industrie devant bientôt se confondre. Dans cet esprit, un contact était cherché entre les différents ateliers du Bauhaus et les grandes entreprises industrielles : les apprentis les plus avancés faisaient de courts stages dans les usines, où ils s'initiaient aux méthodes courantes de production industrielle, aux procédés de fabrication, et apprenaient à calculer les prix de revient. À leur retour, ils rejoignaient l'atelier de recherches du Bauhaus et participaient à l'élaboration de prototypes et de brevets. Commercialisés, ces derniers apportaient un complément financier à la subvention accordée par la municipalité à l'institution. Au terme de cet apprentissage, l'élève exécutait son « chef-d'œuvre », afin d'obtenir le certificat de qualification, dispensé par le conseil du Bauhaus.
Les meilleurs étaient admis à l'atelier de recherches du Bauhaus, qui dispensait un enseignement de durée variable. Ils y étaient initiés aux secrets de l'architecture. Ils avaient accès à tous les ateliers, pour qu'ils n'ignorent rien d'un secteur du bâtiment, et ils subissaient de fréquents entraînements sur les chantiers mêmes, afin de pouvoir prendre conscience et de leurs responsabilités et de leur participation à l'œuvre commune. De plus, conseillés par les professeurs du Bauhaus, ces compagnons devaient effectuer quelques stages dans l'industrie et dans d'autres écoles d'ingénieurs et d'arts décoratifs en Allemagne. Au terme, ils recevaient leur diplôme d'architecte.
Le transfert du Bauhaus à Dessau permit de revoir la méthode de l'enseignement : le cours préparatoire, repris par Moholy-Nagy dès 1923, fut développé par Josef Albers. La dualité artiste-artisan disparut et chaque atelier fut dirigé par un seul maître. L'école, en effet, avait déjà six années d'existence et certains élèves, entièrement formés au Bauhaus, purent devenir professeurs. L'atelier de poterie dirigé par Gerhard Marcks disparut, les crédits manquant pour sa réinstallation.

•  Une esthétique nouvelle

Gropius déclarait qu'il aurait échoué dans son entreprise si, un jour, l'on pouvait parler d'un « Bauhausstil ». L'optique du Bauhaus étant de n'imposer aucun cadre théorique rigide et d'accueillir des artistes venus de tous les horizons esthétiques, de l'abstraction géométrique au surréalisme, on conçoit mal qu'un style qui lui eût été propre ait pu se dégager. Le Bauhaus a duré quatorze ans ; les principes d'enseignement sont restés à Dessau semblables à ceux de Weimar ; Moholy-Nagy, Schlemmer, Feininger, Klee, Kandinsky y enseignèrent pendant toute son histoire. Mais le Bauhaus n'était pas l'application abstraite d'une idée ; prenant chaque jour davantage conscience des problèmes de l'époque, il les résolvait au fur et à mesure qu'ils se présentaient ; s'il a évolué, c'est en clarifiant toujours plus sa méthode.
En 1919, le Bauhaus se trouvait à l'unisson de l'Allemagne : le manifeste inaugural s'ouvrait sur un bois gravé expressionniste (et symboliste) de Feininger. Les affiches de Peter Röhl annonçant les manifestations de l'école participaient de la même esthétique. Pourtant – et le fait doit être souligné – en dépit de son ouverture à toutes les tendances, le rationalisme finit par s'imposer au Bauhaus. Le passage de Theo Van Doesburg à Weimar en 1923 et les conférences qu'il y prononça ont peut-être modifié son évolution ; mais on remarquera que les élèves devenus professeurs à Dessau pratiquaient tous un art abstrait et géométrique, ainsi que le montrent les affiches de Joost Schmidt, les travaux de Josef Albers ou les tissus de Gunta Scharon-Stölzl. Cette évolution vers le constructivisme, sensible jusque dans l'œuvre d'un Feininger, fut l'une des raisons du départ de Johannes Itten en 1923.
Des maîtres aussi indépendants et personnels que Kandinsky et Klee exercèrent sans doute une influence profonde au Bauhaus, mais celui-ci ne fut pas sans agir à son tour sur leur œuvre, qui montre bien une évolution semblable. Le milieu dans lequel ils vivaient – Klee et Kandinsky, qui cherchaient le dialogue, avaient besoin d'un auditoire –, l'occasion qui leur était offerte d'enseigner – et l'on sait avec quel soin ils préparaient cours et conférences – leur permettaient d'exposer leur conception de l'art, par là de préciser leurs idées et de les appliquer ensuite. Des tableaux comme Ville italienne (1928), Incomposé dans l'espace (1929) et plus tard Ad Parnassum (1932) reflètent dans la peinture de Klee l'évolution du Bauhaus vers le constructivisme. Kandinsky devint de moins en moins gestuel et instinctif et le hasard disparut tout à fait de ses compositions. Les tableaux Accent rose (1926), Anguleux (1927), Étages (1929) qui n'est rien de moins que la coupe d'un bâtiment à ossature et planchers portants, témoignent d'une science accrue dans l'organisation. La réunion de tous ces esprits, leur émulation firent du Bauhaus, peut-être plus que les foyers parisiens ou hollandais, le centre de recherches de l'art contemporain entre les deux guerres. Les expériences y furent nombreuses : citons celles de Ludwig Hirschfeld-Mack sur les jeux de lumière ; elles passionnèrent Kandinsky, et l'écho s'en retrouve jusque dans un tableau de Klee, la Fugue en Rouge (datée de 1921), et dans la Composition spatiale d'Herbert Bayer (1925).
La représentation au théâtre de Dessau, en 1928, des Tableaux d'une exposition de Moussorgski, dans une mise en scène de Kandinsky, montre que théâtre et ballet occupèrent aussi une grande place parmi les activités du Bauhaus. Sous la direction d' Oskar Schlemmer, la mise en scène et le décor tendaient vers l'abstraction : conception graphique des costumes, ordonnance claire et stylisée du déplacement des personnages. On est aussi loin de l'expressionnisme que de Max Reinhardt.
Dans Idee und Aufbau des staatlichen Bauhauses Weimar, Gropius écrivait : « Nous voulons donner corps à une architecture claire et organique [...] qui soit à l'image du machinisme, du béton armé et de la construction accélérée, qui définisse elle-même fonctionnellement son sens et son but dans la tension des masses architecturales, qui se dégage de tout ce qui n'est pas indispensable et de tout ce qui masque la structure de l'édifice. Avec les nouveaux matériaux de construction, acier, béton, verre, qui ont plus de rigidité et de poids, avec les nouvelles constructions suspendues dont l'audace grandit toujours, le sentiment de la pesanteur, qui définissait très bien les édifices anciens, se modifie. Une nouvelle statique des lignes horizontales, qui tend à compenser la pesanteur, commence à se développer. Elle a pour conséquence de faire disparaître les édifices où les parties latérales s'ordonnaient symétriquement par rapport au corps central [...]. Une nouvelle théorie de l'équilibre naît qui transforme la précédente similitude des corps de bâtiment en un équilibre asymétrique et rythmique. » La définition vaut pour les bâtiments de Dessau, élevés deux ans plus tard. Le programme avait prévu l'installation d'une école avec ses salles de cours, d'exposition, de conférences et de spectacles, ses ateliers, son administration, son réfectoire et le logement de ses étudiants ; les professeurs devaient habiter non loin de là. Gropius différencia très clairement chacune de ces fonctions, sans pour autant les séparer. Il adopta, dans ce but, un plan fait de deux L combinés, qui permettait à la fois une répartition aisée des volumes et une grande facilité pour la circulation. Un soin particulier était porté sur le jeu des verticales et des horizontales ; déjà sensible dans les ateliers, l'école et le logement des étudiants avec ses six étages, ce jeu est encore souligné par la passerelle administrative, le réfectoire et l'amphithéâtre. Il n'y avait plus de façade principale et le point de vue unique était abandonné : l'accent était porté sur le rythme, changeant à chaque point cardinal. Entièrement meublé par Marcel Breuer, cet édifice, véritable manifeste de l'« architecture internationale » (titre choisi par Gropius pour un ouvrage paru dans les Bauhausbücher), affirmait clairement les principes que le Bauhaus finit par dégager à ce moment de son évolution.

3.  La pensée diffusée

Dès sa création, le Bauhaus provoqua de nombreuses réactions : une affiche placardée sur les murs de Weimar, « la ville de Goethe », demandait aux habitants de participer, le 22 janvier 1919, à une manifestation pour la défense de la Hochschule für bildende Kunst, « menacée de ruine par la prédominance exclusive d'une certaine tendance ». D'un autre côté, l'initiative de Gropius exerça un attrait considérable sur les artistes et les savants européens, puisque quelques-uns parmi les plus grands enseignèrent au Bauhaus ou lui rendirent visite (Theo Van Doesburg, Marcel Duchamp, Albert Gleizes, El Lissitsky, Amédée Ozenfant) ou le soutinrent (Arnold Schönberg, Béla Bartók, Max Reinhardt, Albert Einstein). Le succès des fêtes continuelles qui y étaient données témoigne de sa vitalité. L'orchestre de jazz du Bauhaus, les bals costumés, prétexte à toutes les fantaisies, les représentations théâtrales et les ballets sont restés célèbres.
Mais, dès 1919, on parlait de « bolchevisme culturel à extirper ». L'évolution du Bauhaus, selon la volonté de Gropius et dans un esprit identique à celui de Le Corbusier, le conduisait à rechercher des standards. Craignant une uniformisation du décor, les individualistes rejetèrent en bloc l'institution. Vers 1950 encore, on verra Frank Lloyd Wright résumer ainsi ce point de vue : « Ces architectes du Bauhaus ont fui le totalitarisme politique en Allemagne pour venir installer leur propre totalitarisme dans le domaine de l'art aux État-Unis [...]. Pourquoi me méfier de l'« internationalisme » comme du communisme et pourquoi le défier ? Parce que tous deux doivent, d'après leur nature, conduire au même nivellement, au nom de la civilisation... [Ces architectes] ne sont pas des gens sains. » De fait, les milieux conservateurs, qui ne pouvaient manquer d'associer innovation avec « communisme », chassèrent le Bauhaus de Thuringe.
Pourtant, en août 1923, la Semaine du Bauhaus avait partout suscité un bel enthousiasme. À la demande du gouvernement provincial, une exposition avait été organisée autour du thème : « Art et Technique : une nouvelle unité », qui permit de faire le point de quatre ans d'activité. Les manifestations les plus variées eurent lieu, dont la représentation au théâtre de Weimar de l'Histoire du soldat de Stravinski et du Ballet triadique d'Oskar Schlemmer ; mais la maison Am Horn resta la réalisation la plus commentée : conçue par Gropius, qui laissa Georg Muche la réaliser, elle était de plan carré, les pièces s'organisant autour de la salle de séjour centrale ; elle était entièrement meublée et décorée par les ateliers du Bauhaus.
Déclaré « antigermanique » et « dégénéré », le Bauhaus cessa toute activité en 1933. Pourtant, il continua et continue encore aujourd'hui à avoir une influence dans tous les milieux artistiques (et industriels). De nombreuses écoles européennes ont adopté ses méthodes : l'Académie Műhely à Budapest, avant-guerre ; la Hochschule für Gestaltung fondée par Max Bill à Ulm, après-guerre. En recevant les principaux animateurs de Dessau, les États-Unis ont recueilli l'héritage du Bauhaus : Gropius fut nommé à la Harvard University et Mies van der Rohe à l'Illinois Institute of Technology ; Moholy-Nagy, en 1937, créa à Chicago le New Bauhaus, repris après sa mort par Serge Chemayeff sous le nom d'Institute of Design. Josef Albers enseigna au Black Mountain College, puis à la Yale University.
Pour sa part, l'industrie comprit le profit qu'elle pouvait retirer de l'idée du Bauhaus, selon laquelle un objet bien dessiné se vend mieux ; les nombreux objets produits au Bauhaus (tissus d'Anni Albers, luminaires de Marianne Brandt...) n'ont rien perdu de leur actualité ; les meubles tubulaires de Marcel Breuer – notamment ses chaises en cantilever – qui furent les premiers sont encore édités aujourd'hui et copiés sans vergogne


Chaises, M. Breuer, Bauhaus Chaises. Exposition du Bauhaus en 1925. La chaise B32 de Michel Breuer. 

Enfin, le Bauhaus a largement favorisé le développement de l' art abstrait par la publication, dans la remarquable série des Bauhausbücher, des écrits de peintres : Grundbegriffe der neuen gestaltenden Kunst de Theo Van Doesburg (1925) ; Du cubisme de Gleizes (1928) ; Punkt und Linie zu Fläche de Kandinsky (1926) ; Pädagogisches Skizzenbuch et Wege des Natursstudiums de Klee (1925) ; Die gegenstandlose Welt de Malevitch (1927) ; Die Neue Gestaltung de Mondrian (1925). Moholy-Nagy, Albers et Hirschfeld-Mack, par leur œuvre et leurs recherches sur le mouvement, la couleur, la lumière et les illusions d'optique, ont posé tous les principes de l'«  art cinétique » qu'un Schöffer et un Vasarely développèrent, parmi d'autres, quelque vingt-cinq ans plus tard. Les architectes Breuer et Bayer, entièrement formés au Bauhaus, ont depuis confirmé leur valeur ; avec Gropius et Mies van der Rohe, ils ont, de travaux en travaux, en formant des disciples comme Paul Rudolph et Philip Johnson, contribué à répandre partout dans le monde le « style international » (selon l'expression de H. R. Hitchcock) qu'ils avaient créé avec les architectes français et hollandais vers les années vingt.
Pour chaque siècle, il est quelques moments privilégiés qui résolvent les questions et déterminent l'avenir : tel apparaît le Bauhaus. Il a contribué, pour un temps, à débarrasser l'art allemand de son angoisse romantique et de son pathos mystique. Par-delà, sur le plan international, il a fait prendre conscience des problèmes posés à l'art de notre époque et établi quelques-unes des réponses les plus fécondes. En ce sens, on peut même voir dans son action l'affirmation d'une morale. Souhaitant rapprocher théorie et pratique et retrouver une unité entre l'art et les diverses activités humaines, le Bauhaus rejoignait l'ambition de tous les grands mouvements de pensée novateurs de l'histoire. À ce titre, il se présente bien comme le Grand Atelier du xxe siècle.

Serge LEMOINE