1. Un Nouveau Réaliste
Arrivé à Paris en 1958, après des études à l'Académie des beaux-arts de Sofia de 1953 à 1956 et un passage à Prague, puis à Vienne, Christo entre en contact avec le critique Pierre Restany et le futur groupe des Nouveaux Réalistes, auquel il s'intègre. Il invente ses premiers Objets emballés (petites bouteilles, boîtes enveloppées), qui obtiennent vite une reconnaissance critique : l'artiste en vend un en 1959 à Lucio Fontana, puis organise en 1961 sa première exposition personnelle à Cologne, où il présente, sur le port, ses premiers « monuments temporaires », composés de barils d'huile et de pots emballés. À la même date, Christo s'empare aussi d'autres moyens de création – photocollages, manifestes – pour matérialiser ses ambitions, comme un « Projet pour l'emballage de l'École militaire à Paris », ou le projet d'un édifice public empaqueté. Il mêle dans ses textes des considérations techniques fort précises (concernant par exemple le choix du tissu ou le mode de ficelage) à des revendications d'un esprit néo-dadaïste plus fantaisiste que révolutionnaire : « Le présent projet pour un édifice public empaqueté, écrit-il ainsi, est utilisable 1. comme salle sportive / 2. comme salle de concert, planétarium / 3. comme un musée historique, d'art ancien et d'art moderne / 4. comme salle parlementaire ou une prison. »
Malgré sa valorisation du processus artistique, qui compte à ses yeux plus que le simple objet qui en résulte – « l'œuvre d'art, ce n'est pas l'objet mais le processus » –, Christo crée et vend dans les années 1960 de nombreuses œuvres de faibles dimensions conservées aujourd'hui dans tous les grands musées d'art contemporain du monde – Package on a Table, 1961, Paris, Musée national d'art moderne ; Package on Wheelbarrow, 1963, New York, Museum of Modern Art. À partir des années 1970, ce sont les dessins, les photocollages préparatoires ou les maquettes de ses grandes interventions, qui constituent les éléments principaux de son œuvre figurant dans les collections publiques ou privées.
2. Art, patrimoine et politique
Hors des musées et des galeries, l'espace public s'impose rapidement comme le lieu le plus propice à l'expérimentation artistique de Christo. Dès 1962, l'installation d'un empilement de barils bloquant pendant huit heures la rue Visconti, dans le VIe arrondissement de Paris, souligne son insertion dans le tissu culturel d'une capitale marquée par la valeur de son patrimoine artistique. Le titre de l'action, Rideau de fer, renvoie à l'histoire contemporaine, précisément à la vie de l'artiste qui quitta la partie orientale de l'Europe et franchit le « rideau de fer » pour devenir un des représentants de l'art occidental, avant d'acquérir la nationalité américaine en 1964. Après de nombreux projets inaboutis (empaquetage de deux gratte-ciel et du MoMA de New York ; mur flottant de bidons barrant le canal de Suez), le premier édifice public à être empaqueté réellement par Christo est la Kunsthalle de Berne (Suisse) en 1968. Les interventions qui vont suivre révèlent de la part de l'artiste un choix de plus en plus politique. Ainsi l'empaquetage du monument à Victor-Emmanuel, sur la Piazza del Duomo de Milan en 1970, souligne ironiquement la « monumentomanie » désuète d'un pays qui multiplia au xixe siècle les statues en hommage au roi fondateur de son unité, mort en 1878. En 1985, l'empaquetage du Pont-Neuf à Paris révèle des traits constitutifs de la politique royale d'embellissement de la capitale au temps de la monarchie absolue.
Quant à l'intervention sur le Reichstag de Berlin, préparée dès 1971 et réalisée finalement en 1995, elle prend une résonance beaucoup plus forte. L'action de Christo et Jeanne-Claude se situe entre la réunification de l'Allemagne en 1990 et la nouvelle installation du Parlement allemand dans l'édifice, rénové par sir Norman Foster en 1999. Toute l'histoire de ce lieu, depuis son inauguration par Bismarck en 1894 jusqu'à sa division en deux, d'août 1961 à novembre 1989, par le Mur de Berlin qui le traversait, en passant par son incendie le 27 février 1933, se trouve symboliquement assumée et dépassée en même temps grâce à cette « opération de dévoilement par le recouvrement » qui confère au monument « une forme complètement nouvelle ». On devine les luttes politiques autant qu'esthétiques qu'eut à mener Christo pour obtenir l'avis favorable du Bundestag, le 25 février 1995. Au défi technique – contenir, avec plus de 15 kilomètres de cordes, 100 000 mètres carrés de tissu en polypropylène recouvert d'une fine couche d'aluminium, ou créer en forme d'échafaudage des structures pour protéger les statues et les décorations fragiles – s'ajoutait un défi financier, que Christo releva selon son habitude, par ses propres moyens, en assumant seul l'autonomie économique du projet au moyen de la vente des dessins et des collages préparatoires, ou encore grâce aux droits de reproductions photographiques.
Sans être de l'ordre d'une prise de position partisane, cet engagement dans la cité se comprend surtout comme l'ambition d'inventer un art résolument moderne : « Nous sommes terriblement contemporains, affirment les deux artistes en 1995. Nous vivons dans un siècle social, politique, économique et environnemental. Tout art qui est moins social, moins politique et moins environnemental est simplement moins contemporain. »
3. Une monumentalité éphémère
L'emprise des créations de Christo et Jeanne-Claude dépasse le cadre de la cité et de l'histoire des hommes pour toucher, à partir du milieu des années 1970, le vaste espace du monde naturel, avec des réalisations spectaculaires comme Running Fence, de 40 kilomètres de longueur en Californie (1972-1976), Surrounded Islands (Biscayne Bay, Miami, Floride, 1980-1983) ou The Umbrellas, au Japon et aux États-Unis (1984-1991). Proches du land art, les artistes s'en distinguent toutefois par le caractère strictement réversible de leurs interventions et la dimension éphémère de leurs créations, qui peuvent occuper un espace d'autant plus grand qu'elles demeurent marquées de la fragilité même du matériau qui les constitue. « Le tissu, expliquent-ils justement, est le dénominateur commun qui traduit ce caractère temporaire, nomade [...]. Le nomadisme qu'évoque la toile crée l'urgence de voir parce que demain la chose aura disparu. Les choses les plus précieuses de la vie sont temporaires. Et nous voulons apporter à notre art ce caractère de merveilleux et de tendresse que l'on réserve aux choses temporaires. »
Contre l'usure du regard qui peut transformer les œuvres au départ les plus impressionnantes en objets ordinaires et banals, à rebours aussi d'une naïve prétention à l'éternité ou à l'intemporalité que symboliserait la pierre ou le fer, Christo et Jeanne-Claude choisissent le temps court de la fête et du don. Chaque intervention dans l'espace public dure environ deux semaines, et des morceaux-reliques de la toile sont en général distribués gratuitement aux visiteurs, durant ce moment de communion d'autant plus intense qu'il est bref. Les photographies gardent trace de ces instants fugaces, et leur assurent une inscription durable dans l'espace public, par leur persistance dans le souvenir vivant des spectateurs. Mais elles témoignent aussi, par le constat de l'indéniable disparition de ces créations, de l'urgence du présent.
Paul-Louis RINUY
Christo : Mur de barils de pétrole
Posté le 30 août 2007 dans Soldes d'Hiver, ici et là dans le monde
Cet extrait du livre sur le travail de Christo (le texte pourrait s’engager un peu plus) accompagne mon travail préparatif pour l’installation que je vais faire dans la Galerie Bordelaise (à Bordeaux) pour les soldes d’hiver en janvier 2008.
Le 13 août 1961, fut érigé le Mur de Berlin par le régime communiste. Apatride, sans passeport et lui-même réfugié d’un pays communiste de Berlin-Est, Christo fut très affecté et révolté par cette décision est-allemande. Rentrant de Cologne à Paris, en octobre 1961, ils préparèrent sa riposte personnelle. Ce fut le Mur de Barils de Pétrole – Le Rideau de Fer. Ils proposèrent de barrer la rue Visconti, une toute petite rue de la Rive gauche, avec 240 barils de pétrole et préparèrent un descriptif détaillé du projet.
Cette phase de mise au point d’un dossier de présentation écrit, accompagné de photocollages et de plans logistiques, se fera de plus en plus complexe au cours des années et au fur et à mesure que les projets deviendront plus exigeants et ambitieux. Mais les objectifs sont restés pour l’essentiel les mêmes : obtenir les autorisations des autorités concernées et, comme l’ont noté les commentateurs, inciter les critiques à intégrer l’évaluation esthétique dans l’examen de données techniques, sociales et environnementales. Dans le cas du Mur de Barils de Pétrole – Le Rideau de Fer, ce dossier manqua son but principal puisque la permission fut refusée. Des années plus tard, à New York, les Christo proposeront de fermer la 53ème rue avec 441 barils pour marquer la fin de l’exposition sur Dada et le Surréalisme du Museum of Modern Art, le 8 juin 1968. Là encore, ils manquèrent de chance et plusieurs autorités municipales leur refusèrent les autorisations nécessaires.
Nullement découragés pour autant, les Christo se remirent au projet du Mur de Barils de Pétrole – Le Rideau de Fer en se passant d’autorisation. Huit heures de suite, le 27 juin 1962, ils bloquèrent la rue Visconti – où avaient habité Racine, Delacroix et Balzac – avec 240 barils de pétrole que Christo avait lui-même transportés un par un. L’armée d’aides professionnels ou amateurs, qui allait accompagner tous les grands projets des années futures, se fit remarquer ce jour-là par son absence. La barricade de 4,3 x 3,8 x m bloquait la circulation comme prévu et les barils étaient dans l’état où ils avaient été trouvés, avec leurs couleurs industrielles, leurs marques, leur rouille.
Comme on pouvait s’y attendre, les Christo furent emmenés au commissariat de police pour répondre du délit d’obstruction, mais ils ne furent pas poursuivis. Il n’est pas certain que les passants comprirent que cette barricade avait un rapport avec le mur de Berlin. De nombreuses manifestations à Paris avaient lieu à cette époque pour protester contre la guerre d’Algérie et l’autorisation avait été refusée car les autorités avaient peut-être craint que le geste de l’artiste n’aille dans ce sens. Mais les Christo avaient néanmoins réussi à faire descendre l’art dans la rue, à se servir d’une rue, de barils de pétrole et même de la présence des passants — tous éléments qui n’avaient encore jamais eu droit de cité en art — pour créer une œuvre temporaire. Cette insistance sur le caractère temporaire a toujours été fondamentale dans l’approche artistique post-modeme de Christo et Jeanne-Claude.
Le 13 août 1961, fut érigé le Mur de Berlin par le régime communiste. Apatride, sans passeport et lui-même réfugié d’un pays communiste de Berlin-Est, Christo fut très affecté et révolté par cette décision est-allemande. Rentrant de Cologne à Paris, en octobre 1961, ils préparèrent sa riposte personnelle. Ce fut le Mur de Barils de Pétrole – Le Rideau de Fer. Ils proposèrent de barrer la rue Visconti, une toute petite rue de la Rive gauche, avec 240 barils de pétrole et préparèrent un descriptif détaillé du projet.
Cette phase de mise au point d’un dossier de présentation écrit, accompagné de photocollages et de plans logistiques, se fera de plus en plus complexe au cours des années et au fur et à mesure que les projets deviendront plus exigeants et ambitieux. Mais les objectifs sont restés pour l’essentiel les mêmes : obtenir les autorisations des autorités concernées et, comme l’ont noté les commentateurs, inciter les critiques à intégrer l’évaluation esthétique dans l’examen de données techniques, sociales et environnementales. Dans le cas du Mur de Barils de Pétrole – Le Rideau de Fer, ce dossier manqua son but principal puisque la permission fut refusée. Des années plus tard, à New York, les Christo proposeront de fermer la 53ème rue avec 441 barils pour marquer la fin de l’exposition sur Dada et le Surréalisme du Museum of Modern Art, le 8 juin 1968. Là encore, ils manquèrent de chance et plusieurs autorités municipales leur refusèrent les autorisations nécessaires.
Nullement découragés pour autant, les Christo se remirent au projet du Mur de Barils de Pétrole – Le Rideau de Fer en se passant d’autorisation. Huit heures de suite, le 27 juin 1962, ils bloquèrent la rue Visconti – où avaient habité Racine, Delacroix et Balzac – avec 240 barils de pétrole que Christo avait lui-même transportés un par un. L’armée d’aides professionnels ou amateurs, qui allait accompagner tous les grands projets des années futures, se fit remarquer ce jour-là par son absence. La barricade de 4,3 x 3,8 x m bloquait la circulation comme prévu et les barils étaient dans l’état où ils avaient été trouvés, avec leurs couleurs industrielles, leurs marques, leur rouille.
Comme on pouvait s’y attendre, les Christo furent emmenés au commissariat de police pour répondre du délit d’obstruction, mais ils ne furent pas poursuivis. Il n’est pas certain que les passants comprirent que cette barricade avait un rapport avec le mur de Berlin. De nombreuses manifestations à Paris avaient lieu à cette époque pour protester contre la guerre d’Algérie et l’autorisation avait été refusée car les autorités avaient peut-être craint que le geste de l’artiste n’aille dans ce sens. Mais les Christo avaient néanmoins réussi à faire descendre l’art dans la rue, à se servir d’une rue, de barils de pétrole et même de la présence des passants — tous éléments qui n’avaient encore jamais eu droit de cité en art — pour créer une œuvre temporaire. Cette insistance sur le caractère temporaire a toujours été fondamentale dans l’approche artistique post-modeme de Christo et Jeanne-Claude.
Texte et illustrations extraits de Christo and Jeanne-Claude, Volz, Wolfgang (ED), Baal-Teshuva, Jacob. Softcover, flaps 18.5 x 23 cm, 96 pages. ISBN 978-3-8228-5956-8. € 6.99
Première illustration : Projet d’un Mur Provisoire de Barils de Pétrole, rue Visconti, Paris. Collage, 1961. Deux photographies et un texte tapé à la machine, 24 x 40,5 cm
Seconde illustration : Mur de barils de pétrole – le ridau de fer, rue Visconti, Paris, 27 juin 1962. 24O barils de pétrole, 4,3 x 3,8 x 1,7m
Le site internet de Christo et jeanne-Claude.
Christo and Jeanne-Claude
Dockside Packages, Cologne Harbor 1961
Photo: S.Wewerka, ©1961 Christo