mardi 21 décembre 2010

ART (Le discours sur l'art) L'histoire de l'art

 
Comme toute histoire, l'histoire de l'art a commencé par la Fable. Dans la plupart des civilisations, un mythe expose l'origine des techniques et des formes traditionnelles : dans le monde grec, le récit de Dédale sert d'introduction à toute l'architecture, celui de Pygmalion aux pouvoirs de la sculpture. À ces fables antiques, on peut rattacher une tendance encore vivace durant tout le Moyen Âge, plus encore à la Renaissance, et qui est peut-être un trait irréductible de l'esprit humain à donner un caractère héroïque ou légendaire aux nouveautés artistiques : le thème de ces récits est toujours soit la merveille des tours de force naturalistes, soit l'impertinence glorieuse des maîtres et leur non-conformisme. L'histoire de l'art, destinée à être populaire, retient avant tout les épisodes extraordinaires qui valorisent des personnalités d'exception comme Giotto, Caravage, Cézanne, Picasso.
En dehors de ces fictions, il ne pouvait être question, dans l'Antiquité grecque et jusqu'à l'époque alexandrine, de faire un sort aux artistes : le sculpteur, le peintre sont des artisans, socialement classés assez bas, dont la philosophie platonicienne condamne expressément la recherche « moderne » d'illusionnisme et l'attachement aux formes sensibles. L'histoire de l'art n'a aucun sens pour une culture intellectualiste : il n'y a pas de muse pour les arts plastiques. Cette résistance était destinée à reparaître régulièrement au cours des âges : dans beaucoup de civilisations, l'activité de l'artiste, entièrement assimilé au technicien, n'a de sens que subordonnée à des fins religieuses ou politiques. Il en résulte une autre tendance fondamentale, qui est d'imposer à l'histoire de l'art, pour la justifier, une fonction normative – c'est ce qu'on observera, en particulier, à l'âge classique – ou de n'y voir que l'illustration de l'évolution globale des sociétés, comme on le fait souvent encore aujourd'hui.
Dans l'Antiquité, l'intérêt historique pour l'art ne donnera finalement naissance à une littérature explicite que sur le tard. Il s'agit de deux genres apparemment mineurs, mais d'un intérêt capital pour l'archéologie moderne : l'un est le « guide des voyageurs » dont Pausanias (iie s. apr. J.-C.) offre le modèle, en décrivant la Grèce ville par ville, trésor par trésor, à l'usage des touristes romains ; l'autre est la nomenclature des noms d'artistes introduite par Pline l'Ancien (ier s.) dans son Histoire naturelle comme une digression (livres XXXV-XXXVI) rattachée aux matériaux : minéraux, terre, métal. Ces deux formules, le répertoire topographique des statues ou peintures notables et des édifices à visiter, d'une part, et, d'autre part, le catalogue chronologique des maîtres connus ou célèbres, tirés de l'oubli à l'aide d'anecdotes typiques et de la mention d'ouvrages fameux, étaient vouées à un succès durable. Elles ont toujours constitué, même au Moyen Âge où les guides se réduisent à des « itinéraires de pèlerins » et les listes à quelques figures symboliques, la base d'une histoire de l'art purement documentaire et énumérative. Ce groupe de textes grecs et romains va jouer un rôle presque démesuré dans la culture occidentale, dans la mesure où des statues comme l'Athéna de Phidias, les chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie et les temples fameux ne sont connus que par la seule description, et les artistes illustres par les seuls titres de leurs compositions : ainsi Apelle avec son Aphrodite Anadyomène ou sa Calomnie. Les textes, dès qu'ils seront relus de près, à la Renaissance, vont paradoxalement entretenir avec le souvenir d'un monde perdu la nostalgie d'œuvres à jamais absentes, ce qui est peut-être aussi l'une des fonctions de l'histoire de l'art.
Il y a un dernier legs de l'historiographie ancienne qui sera ici déterminant ; c'est la théorie des cycles ou la vision de tout développement comme un rythme à trois temps : croissance, perfection, déclin. Pline s'accorde avec des historiens qui embrassent la succession des grandes puissances politiques pour admettre qu'il n'y a qu'une courte période de plein épanouissement ou de perfection, le moment classique, précédé d'une phase archaïque et suivi d'une décadence dont l'art doit de nouveau sortir, c'est-à-dire renaître. Cette analogie « biologique » fournissait un cadre extérieur, mais facile à adapter pour peu que l'on eût l'expérience d'un monde artistique en plein essor.
Autrement dit, il fallait la Renaissance pour que l'art pût être saisi pleinement comme histoire.

1.  Biographie et norme

C'est en effet au xvie siècle que tous ces aspects de la littérature artistique, récits anecdotiques, répertoires d'œuvres, augmentés d'une certaine attention aux données techniques et solidement encadrés dans une vision évolutive et « progressiste », vont converger pour susciter la première histoire de l'art proprement dite : les Vite de' più eccelenti pittori, scultori e architettori, publiées à Rome par Giorgio Vasari en 1550 puis amplifiées avec de soigneuses retouches en 1568.
L'ouvrage était préparé de loin par les exigences de la culture italienne ; il combinait avec brio la narration, les listes d'œuvres et le corps doctrinal, en établissant les trois grands paliers de croissance (Giotto, Masaccio, Léonard) de la maniera moderna culminant en Michel-Ange. C'est le modèle de l'histoire complexe, articulée par la formule biographique et orientée par la conception d'un « style idéal ». Il y eut des résistances, surtout à Venise ; il est important de noter que la première « critique d'art », au sens journalistique et spontané du terme, c'està-dire sans grande doctrine, est née au même moment dans les lettres de Pietro Aretino (mort en 1557), compatriote de Vasari.
Les Vite eurent un succès immédiat et général. Elles inspirèrent directement un Flamand fixé à Haarlem, Carel Van Mander, qui présenta les biographies des peintres du Nord dans son Schildersboek (Alkmaar, 1604), puis l'Espagnol Francisco Pacheco, Arte de la pintura (Séville, 1609), et le premier interprète de l'art allemand, Joachim von Sandrart, dont la Teutsche Akademie der edeln Bau-, Bild- und Mahlerey-Künste parut en 1675 à Nuremberg. Comme son modèle italien, et à la différence des deux auteurs précédents, Sandrart s'efforçait d'embrasser l'histoire parallèle des trois grands arts et de former une conception générale du « dessin », principe à la fois intellectuel et formel de la pensée plastique. Mais, précisément, au xviie siècle se faisait jour une tendance hostile à l'histoire narrative, surtout dans les milieux français de l'Académie, où Vasari est accusé de se perdre dans l'anecdote (« âne porteur de reliques »). La recherche des normes répondant à la définition idéale et rationnelle du Beau doit rigoureusement dominer la perspective historique, comme on le voit dans les Entretiens sur les plus excellens peintres d'André Félibien (Paris, 1686-1688), et dans Le Vite de' pittori de G. Bellori (Rome, 1672), tous deux écrivant en fonction du modèle « classique » de la peinture, Poussin. Roger de Piles réagira en faveur d'une doctrine moins stricte et favorable au coloris, c'est-à-dire à Rubens, et s'intéressera davantage à la diversité des styles ; mais l'entreprise néo-vasarienne de l'Abrégé de la vie des peintres (Paris, 1699) aboutit à un classement rigide par « écoles », et le Cours de peinture par principes (Paris, 1708) à l'établissement d'un code d'appréciation, qui perpétuent pour longtemps le dogmatisme historique. L'empirisme ou la vivacité d'un critique comme l'abbé Du Bos ou d'un « salonnier » comme Diderot ne l'ébranlèrent pas. À l'époque des Lumières, l'histoire de l'art tend décidément à être subordonnée à une attitude philosophique ou littéraire : tantôt elle obéit à une définition du Beau qui figera encore les options rigoureuses du néo-classicisme, chez un Quatremère de Quincy, tantôt elle cède au goût de l'interprétation sensible et directe qui s'épanouira dans la littérature avec des préoccupations différentes de celles de l'histoire.
 
2.  Une discipline nouvelle
C'est pourtant au xviiie siècle que le climat intellectuel allait amener l'apparition d'une attitude radicalement nouvelle ; pour rompre avec tous les aspects du « vasarisme », il fallait une double concentration sur le concret des formes et sur les articulations spécifiques du développement. Le Lehrgebäude der Geschichte der Kunst in der Altertum (Dresde, 1764), de Winckelmann, définit pour la première fois l'idée d'une histoire de l'art par les styles diversifiés selon les lieux et les temps, à propos de la sculpture grecque et romaine, devenue, au lieu de la peinture, la catégorie la plus favorisée. Une discipline bien définie par l'attention à une certaine catégorie d'objets se trouvait ainsi constituée. On était à l'âge des musées : des pinacothèques et des glyptothèques géantes allaient être édifiées dans toutes les capitales. Le xixe siècle, siècle de l'histoire, est aussi celui des collections et de la course aux acquisitions. Les « connaisseurs » se multiplient, attentifs au document, et soucieux d'une précision nouvelle ; l'archéologie médiévale s'oriente vers des analyses et des classements précis, avec Arcisse de Caumont dont le Cours d'antiquité date de 1836 (il formule la notion d'art « roman ») ; l'étude des peintures devient une discipline d'experts avec une figure typique comme celle de l'Italien Cavalcaselle à qui l'on doit, en collaboration avec Crowe, une nouvelle présentation des primitifs flamands (1856) et italiens (1864). Une personnalité active, Giovanni Morelli, concentrant l'attention sur les attributions, tente d'élaborer une méthode stricte d'analyse à partir de certains détails révélateurs du dessin ; cette ambition d'asseoir l'histoire de l'art sur de véritables « diagnostics » séduisit un moment un expert éminent, de renommée mondiale, B. Berenson, mais il finit par souligner de plus en plus expressément les limites du « morellisme » et de la critique d'attribution.
Sous sa forme universitaire, l'histoire de l'art « positive » avait acquis en Allemagne une autorité remarquable avec K. F. von Rumohr. Ses Italienische Forschungen de 1827 eurent une postérité considérable ; elles imposèrent pour près d'un siècle une méthode qui procède à la critique des sources, pratique la comparaison méthodique, considère les influences, en se défiant également de trop accorder à la biographie des artistes et aux grandes formules trop ouvertes. Cette exigence d'analyse, parfois aiguisée par l'intuition, s'oppose délibérément à l'histoire de l'art « systématique », de dérivation hégélienne. Dans les Vorlesungen über Ästhetik, publiées en 1835-1838, Hegel prête à chaque époque un même « esprit », défini par sa place dans l'évolution universelle, entraînant le primat d'une certaine forme d'art et se réfléchissant dans le style. L'art ne peut être finalement appréhendé que comme le total de sa propre évolution, à travers une série de phases où ont paru, en tant qu'incarnations successives de l'idée, l'architectonique, le plastique ou le pictural, chaque stade « dépassant » et se subordonnant les autres. L'idée arrivant à une expression plus complète dans d'autres manifestations, l'art ne saurait plus être qu'un mode d'expression subordonné ; mais l'histoire de l'art, culte rendu aux créations successives de l'esprit humain, va dès lors occuper une place de choix dans la philosophie « dialectique ». L'histoire de l'art consomme le dépérissement de l'art : affirmation qui, nécessairement, rend dramatique l'insertion de cette discipline dans la culture moderne.
La forte construction systématique de Hegel a nettement marqué des penseurs qui souvent n'en ont d'ailleurs retenu qu'un aspect ; ainsi Taine qui, dans la Philosophie de l'art (1865), a tenté de « déduire » toutes les manifestations artistiques de la convergence de données externes, la race, le milieu, le moment, dont elles apparaissent comme la résultante « sensible ». G. Semper, dans Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten (Dresde, 1861-1863), faisait presque exclusivement porter l'accent sur le rôle déterminant des techniques. Plus tard, le marxisme, prolongeant Hegel, a toujours imposé aux historiens la tâche de relier toute œuvre et toute activité artistique à la situation globale de la société où elle apparaît, soit directement par l'examen des modes de production et des techniques, soit indirectement par le jeu des « idéologies ». Autant d'approches stimulantes, mais qui se limitent d'elles-mêmes : comment, à l'aide de ces notions, rendre compte de la qualité originale des œuvres ? Tel a donc été le résultat imparfait des prises de position successives au cours du xixe siècle. La détection des sources et l'enregistrement méthodique des faits constituent en quelque sorte la face extérieure et nécessaire de l'enquête. L'attribution se trouve, en dernière analyse, suspendue au pouvoir de l'intuition, et ne conduit pas à une présentation cohérente des données ; tout système historique définit des périodes ou des cadres plus ou moins commodes pour l'enquête, mais où la masse des œuvres ne se laisse pas confiner. Aussi toutes ces démarches sont-elles passées, depuis la fin du xixe siècle, au second plan, en raison des efforts accomplis pour traiter l'histoire de l'art comme une discipline à la fois stricte et spécifique.

3.  Une discipline spécifique

Le premier ouvrage d'histoire de l'art assortie d'une illustration méthodique avait été l'Histoire de l'art par les monuments (xve-xvie s.) par Séroux d'Agincourt (Paris, 1811-1829). L'illustration au trait occupe une place remarquable dans le Handbuch der Kunstwissenschaft de F. Kugler (Berlin, 1842). Le dessin au trait et le schéma explicatif continuent d'être en usage, mais, dès le troisième quart du siècle, la photographie donnait de nouvelles possibilités et ouvrait de nouveaux horizons. Elle modifiait le rôle de la description et invitait à constituer des collections nouvelles de documents ; permettant de multiplier les confrontations, elle amenait à mieux sentir l'originalité du monde des formes et à spéculer sur ses inépuisables ressources qui ouvraient des directions imprévues.
Héritier et successeur de Jacob Burckhardt, H.  Wölfflin se donne pour but d'achever de libérer l'histoire de l'art de toute facilité anecdotique, en subordonnant rigoureusement la mention de l'artiste à l'examen des œuvres, et de donner à celui-ci un cadre de notions propres à permettre une histoire purement « formelle » des styles. C'est moins dans Die klassische Kunst (Munich, 1899) – dont l'arrière-plan reste très traditionnel – que dans Kunstgeschichtliche Grundbegriffe (Berlin, 1915) que cette tentative prit toute sa portée : elle conduisait à la distinction et au balancement de concepts couplés – et n'ayant de sens que par paire : linéaire-pictural, surface-profondeur, forme fermée-forme ouverte, unité-multiplicité. Les deux sommes symétriques de ces caractères amènent à définir deux constantes, l'une classique, l'autre baroque, dont Wölfflin découvre la réalisation historique dans l'opposition des styles du xvie et du xviie siècle. La conception du « style idéal » chère au xviie siècle prenait une signification nouvelle : elle offrait deux versants complémentaires dont la polarité pouvait d'ailleurs être valable pour d'autres époques et d'autres cycles. Toute l'histoire artistique se trouvait interprétée par le seul appel à l'analyse interne des formes et des modes de composition. Un nouveau stade était atteint. Cet enseignement – qui trouva de nombreux prolongements – allait stimuler l'ensemble de la discipline, à la fois par la pénétration de ses analyses et par les lacunes frappantes du système.
La notion d'« antinomies » fondamentales qui seraient au principe de l'évolution des styles était parallèlement élaborée par l'école de Vienne, mais avec des préoccupations différentes. A.  Riegl, dans ses Stilfragen (Vienne, 1893) portant sur la composition des tapis orientaux et dans son Spätrömische Kunstindustrie (Vienne, 1901) où étaient étudiés pour la première fois les arts « barbares », avait délibérément porté le champ des investigations dans des domaines non classiques, pour libérer l'historien des implications culturelles inévitables dans les domaines familiers de l'Antiquité grecque et romaine, du Moyen Âge roman et gothique, ou de l'âge classique. On pouvait enfin discerner combien est erronée l'interprétation « naturaliste » de l'art, sous-jacente à la plupart des théories et des histoires. À l'idée factice de l'« imitation de la nature », il fallait opposer celle de l'« intention artistique » (Kunstwollen), impulsion première de tout artiste. Celui-ci se trouve, dans les cas simples où il n'est pas contraint par la culture, en présence d'une bifurcation primordiale : il doit choisir sa direction entre l'effet « tactile » (haptisch) et l'effet « optique » (optisch), le premier (vu de près) détachant les éléments sur un fond où le second (vu de loin) tend à les confondre. La valeur suggestive de ces enquêtes et de leurs résultats provoqua chez les savants de nouvelles ambitions. Les arts exotiques, primitifs, naïfs, etc. rentraient définitivement dans le domaine de la discipline. De plus, l'étude de l'art, menée en profondeur, pouvait devenir le support d'une synthèse qui retrouvait par les implications des styles les caractéristiques des grandes cultures. Ainsi, J.  Strzygowski développa, dans Die Krisis der Geisteswissenschaften (Berlin, 1923), l'idée d'une « étude comparée » de l'art d'où sortait une conception radicalement « raciste » et « antiméditerranéenne » de l'histoire des arts. M.  Dvořák définissait un programme moins spécieux dans le recueil intitulé Kunstgeschichte als Geistesgeschichte (Munich, 1924), où les données de l'art étaient rapportées aux faits les plus éloquents de la civilisation par l'intermédiaire des « types psychologiques » dont ils procèdent. Cette préoccupation, si elle a suscité à nouveau des synthèses précipitées (sur les thèmes du « gothique » – expression du mystère de l'âme septentrionale – ou du « baroque » universel), avait le grand intérêt d'inviter à relier l'histoire de l'art aux recherches de la psychologie moderne sur les notions de forme et de contenu émotif dans la vie de l'esprit.

4.  Une problématique originale

Sensible à l'importance de toutes ces orientations et soucieux de les faire converger en une enquête cohérente, Focillon, dans la Vie des formes (Paris, 1934), rappelait éloquemment que « l'œuvre d'art n'existe qu'en tant que forme », mais que, d'autre part, la forme tend toujours à signifier autre chose et plus qu'elle-même. Il se trouvait ainsi formuler l'essentiel d'une problématique qui n'a cessé de se préciser au fur et à mesure que se dégageaient plus clairement les alternatives qui mettent la discipline en mouvement. La première est celle de la « personnalité artistique » et du style, que l'on peut sans inconvénient comparer à l'opposition commode établie en physique entre la théorie des corpuscules et celle des ondes. Maints historiens, et en particulier l'école italienne marquée par l'esthétique post-hégélienne de B.  Croce, voient dans la monographie le principe et la fin de toute histoire de l'art digne de ce nom, c'est-à-dire attentive à désigner la « qualité poétique » unique de chaque peintre ou sculpteur : on reprend ainsi sur un plan plus élevé les démarches de l'attributionnisme. Mais cette « intériorisation » des données du style risque de se perdre dans un subjectivisme qu'il s'agit de contrôler en considérant chaque « créateur » comme solidaire de tous les autres, et en déterminant les modes de composition, les recherches de facture, qui circulent à un moment donné, l'individu étant toujours – même et surtout dans les domaines de la sensibilité – soumis à des pressions et solidaire d'une situation qu'il contribue à modifier. La conception du musée imaginaire est venue à point rappeler que tout artiste se caractérise par la manière dont il adhère à un ensemble qui le dépasse, l'Art ou un style.
La seconde opposition qui a amené à déplacer notablement les orientations de travail des historiens est celle du « formalisme » et de l'«  iconologisme ». Les schémas wölffliniens avaient l'inconvénient de porter sur un plan suprapsychologique les cadres généraux de la « vision artistique » pareils aux « catégories » de Kant et difficiles à interpréter en tant que signes. Il était aisé de rappeler que la valeur d'image, propre à l'œuvre d'art, répond aussi à une fonction psychologique et sociale fondamentale. D'où le renouveau parallèle et complémentaire de l'iconographie ; sous sa forme la plus simple, cette étude consiste à retrouver les conditions du « programme » que l'œuvre doit réaliser. Reprenant une exploration des sources écrites que les premiers archéologues, comme Didron, avaient déjà conduite assez loin, Émile Mâle, restituait, dans l'Art religieux du XIIIe siècle en France (Paris, 1898), l'articulation générale des figures symboliques de la cathédrale. Appliquant la même méthode aux ouvrages profanes de la Renaissance que l'on n'interrogeait guère à cet égard, Aby Warburg démontra la cohérence du programme astrologique qui commande les fresques du palais Schifanoia à Ferrare (1912). Ainsi commençait à être ébranlée la conviction, répandue depuis près d'un siècle par les littérateurs et les esthètes, que l'art de la Renaissance a connu une libération inconditionnelle. Les travaux de l'école de Warburg manifestaient au contraire la nécessité de le relier à une culture dont on commençait seulement à soupçonner qu'elle avait aussi des conflits internes et des exigences complexes, dont l'une était précisément l'appel aux formes représentatives et à l'art.
Il devenait facile de généraliser ces observations pour en tirer une méthode valable pour une nouvelle histoire de l'art. On put ainsi opposer au « formalisme », qui trouve le ressort de l'évolution artistique dans la « dynamique » interne des formes et ce qu'on peut appeler leur accélération propre, un « iconologisme » qui traite l'œuvre d'art non seulement comme liée à un système de représentation, mais comme facteur d'un complexe culturel. Cet enracinement est manifeste pour tout historien qui replace en imagination l'œuvre ou la famille d'œuvres étudiées dans le milieu originel dont elle procède. Ce point de vue ne saurait pourtant annuler l'autre, car il n'est pas possible d'oublier que l'artiste est celui qui donne une certaine forme au « symbole » à exprimer. Des travaux novateurs ont montré que l'on retrouverait les deux plans de référence – le formel et le symbolique – jusque dans l'architecture, souvent jugée étourdiment comme un art foncièrement non représentatif.
Tous ces développements ont conduit l'histoire de l'art à se présenter aujourd'hui non plus comme une discipline unitaire mais comme un complexe de disciplines fortement définies et souvent d'ailleurs encore à un stade critique de leur évolution, dont il y a lieu de coordonner l'emploi dans chaque étude. Cette situation apparaît bien dans les travaux de ce qu'on peut nommer l'école de Princeton aux États-Unis, avec la figure dominante d' Erwin Panofsky, auteur d'observations sagaces sur l'état de la méthode : The History of Art as Humanistic Discipline (1940) et d'un modèle d'histoire reconstruite et rendue intelligible sous toutes ses formes avec son Early Netherlandish Painting (Princeton, 1953). La position de ce savant se révèle comme symétrique mais inversée par rapport à celle que Focillon avait eu le temps d'indiquer : ce dernier demandait à l'historien de donner le pas à l'« intuition formelle » qui pourra donner l'impulsion voulue à l'examen des aspects culturels de l'œuvre ; Panofsky distingue la perception des effets de style, l'intelligence des types iconographiques et la vision globale qui met en relation l'artiste et son époque, en laissant plutôt le dernier mot à cette « intuition synthétique ».
La maturité de l'histoire de l'art se dessine donc, quatre siècles après le maître ouvrage de Vasari et plus de deux siècles après celui de Winckelmann, par la richesse même et la difficulté de sa problématique. D'une part, elle est liée à tout ce qui concerne la conservation et la récupération matérielle des œuvres, d'autre part, elle doit tirer parti de toute la littérature d'art, c'est-à-dire replacer doublement les œuvres dans l'histoire par la connaissance de leurs vicissitudes à travers les âges et par l'étude des réactions variables qu'elles ne cessent de provoquer et qui souvent déterminent leur sort. Il en résulte un sentiment accru de responsabilité, qui pèse aujourd'hui sur cette discipline. Elle connaît aussi la satisfaction – et le danger – de se trouver de plus en plus souvent au centre des réflexions de l'anthropologie moderne. L'art est en effet le domaine où s'entremêlent constamment les éléments de la psychologie individuelle et les thèmes de la psychologie collective, d'où la tentation de constituer, sous le nom de sociologie de l'art, une démarche unitaire qui pourrait rendre compte de tous les aspects à la fois. Enfin, l'œuvre d'art, si elle reste inintelligible sans son environnement, répond par définition à une volonté de produire un objet capable de durer plus que son auteur ; elle a une histoire, et pourtant elle n'est rien sans cette propriété singulière d'appartenir à une autre durée que celle de la vie quotidienne. Aussi est-ce autour d'elle et de ses problèmes que l'on a abordé depuis longtemps la dualité des deux perspectives « évolutive » et « structurale ». Les chances de l'histoire de l'art semblent grandes ; elles dépendront, semble-t-il, de sa capacité de maintenir ses responsabilités positives, et de renouveler ses enquêtes en y introduisant de nouvelles exigences : l'une d'elles est commandée par la relation incessante du vouloir et du pouvoir, du conscient et du subconscient, dont tout dépend dans l'art, dans la mesure même où c'est là un point essentiel à la définition de l'homme.
André CHASTEL