mardi 21 décembre 2010

ART (Aspects esthétiques) Le beau

Que ce soit en musique, dans les arts visuels, en littérature, au théâtre, l'art du xxe siècle – celui que nous considérons comme « moderne » – se montra agressif et provocant. Il a fait peu de cas de la beauté, au point que celle-ci devint parfois la marque des productions académiques.
Nous constatons, à l'inverse, en ce début de xxie siècle, une obsession de la beauté ; non seulement dans les sociétés européennes, mais également dans celles en rapide développement, comme la Chine et l'Inde. Cette obsession se manifeste moins dans l'art que dans les comportements individuels (soins corporels, sport, chirurgie esthétique), dans le succès de la mode et du design, dans la production industrielle de musées et d'événements artistiques et culturels. On peut alors parler d'une esthétisation de la vie ancrée dans la consommation de masse. La beauté, qui était chose rare, fait l'objet d'une industrie.
Dans le même temps, cette obsession de la beauté s'accompagne d'un retour des valeurs du bien. Ce qui se traduit par l'impératif de la correction politique, la vogue de l'équitable, une idéologie du partage et le primat des valeurs compassionnelles. Les croyances morales sont réaffirmées, alors que le xxe siècle cherchait à les démystifier.
Dans cette double évolution, on voit se rejoindre deux éléments qui ont été, tout au long de l'histoire occidentale, liés dans les réflexions sur l'art : le Beau et le Bien, la beauté esthétique et la beauté morale. Une relation, qui s'était distendue et même brisée, semble se rétablir.

1.  Les deux composantes du Beau

•  La dualité du Beau et du Bien

Notons tout de suite que les philosophes ont commencé par s'interroger sur le beau, c'est-à-dire sur une propriété des choses et des actions. Cette propriété sera par la suite hypostasiée en une substance, la beauté, en même temps que seront plus fortement affirmées sa spécificité et son indépendance.
Au départ, le Beau a deux composantes principales, l'une de plaisir et l'autre de bien moral et religieux. Toutes deux sont identifiées dès Platon (428 env.-env. 347 av. J.-C.) dans l'Hippias majeur, dans le Banquet (env. 375 av. J.-C.) et le Phèdre (385-370 av. J.-C.). Dans L'Hippias majeur, Socrate s'interroge sur la nature du beau – ce par quoi les choses sont belles. Le sophiste Hippias lui répond successivement en donnant l'exemple d'une belle fille vierge (le désir sexuel et le désir de reproduction sont tout de suite présents), en parlant de l'or et de l'ajout d'une parure d'or, en introduisant également la notion de convenance, en parlant de richesse, d'honneurs et de respectabilité. L'idée d'utilité, elle, est aussitôt redéfinie en « utile à la production du bien », puis liée à l'agréable et au plaisir, à « ce qui nous fait nous réjouir ».
 Cette énumération va du plaisir-désir (sexuel) au bien, en passant par la convenance. Même si l'Hippias majeur constitue un des dialogues de jeunesse de Platon dits aporétiques parce que aboutissant à une impasse reconnue, cette suite de définitions avortées recoupe l'itinéraire d'ascension vers le bien, décrit dans le discours de Diotime rapporté par Socrate dans le Banquet : l'Amour, qui comble le vide, nous conduit du désir sexuel au Bien à travers l'amour des beaux corps, des belles choses et des belles occupations.
Aristote (385 env.-322 av. J.-C.) identifie également le Beau et le Bien avec cette seule distinction, que le Bien se rencontre dans l'action, tandis que le Beau peut être présent à la fois dans les actions et dans certains êtres immobiles, par exemple de nature mathématique ; cela le conduit à définir les formes les plus hautes du Beau en recourant à des notions telles que l'ordre, la symétrie et l'harmonie.
Plotin (205 env.-env. 270), philosophe néo-platonicien explicite davantage ce couplage du plaisir et du Bien. Après avoir exposé le primat du Bien, il présente une des premières descriptions détaillées du plaisir esthétique. Son traité, l'Ennéade I-6, qui porte sur le beau, nous conduit du beau sensible au Beau en soi, celui de la forme et de l'idée. En s'attardant sur les émotions qui naissent à propos du beau (I-6-4), Plotin est le premier à essayer de caractériser ces émotions, en termes de plaisir esthétique, en parlant d'une stupeur (thambos), d'un étonnement joyeux (ekplexis hedeia), d'un désir (pothos), d'amour (erota) et d'effroi accompagné de plaisir (ptoesis meth'edonè). Le mot utilisé pour désir (pothos) renvoie aussi bien au désir d'une chose absente et éloignée qu'au désir sexuel violent. Cette description de l'émotion esthétique emprunte beaucoup à celle de la folie amoureuse telle qu'elle est évoquée dans le Phèdre de Platon. Malgré l'aspect sensuel de cette description, la réflexion mène vers la seule et unique beauté, celle de Dieu. Il y a en Dieu l'adéquation du Bien et du Beau.
Le grand intérêt de Plotin, dans l'histoire de ce qui deviendra plus tard « l'esthétique », est d'associer étroitement une conception de la Beauté-Bien intelligible de nature transcendante et une expérience de la beauté de nature émotionnelle-érotique. De même, la contemplation de l'Un recoupe celle de l'extase esthétique. Ainsi, dans l'Ennéade V-8, Plotin décrit la contemplation du bien, ou du beau intelligible, comme mouvement d'entrée en soi pour se confondre avec l'objet intelligible, d'où une abolition de la distance et de la conscience, accompagné ensuite d'un retour à la conscience. Pour nommer cette contemplation extatique, Plotin emploie le mot aisthanein (« se rendre compte », « sentir ») d'où provient le terme esthétique.
Ajoutons que pour tous ces philosophes de l'Antiquité, le Beau en question n'est jamais ou presque jamais celui de l'art, mais celui de la nature et des objets de la nature. Quand l'art est évoqué, le Beau reste lié à la fidèle reproduction de la belle nature. Il ne relève donc pas encore de ce que nous nommons l'esthétique, mais de la métaphysique.

•  Du Beau transcendantal

Cette relation entre le Beau et le Bien se renforce durant le Moyen Âge. La pensée médiévale est ainsi influencée à la fois par le néo-platonisme et par Aristote. Elle accentue le privilège du Beau-Bien intelligible au détriment de la dimension du vécu et de l'expérience de plaisir.
Ce privilège tient aux nombreux penseurs du Moyen Âge qui font du Beau un des transcendantaux – ces propriétés qui appartiennent à tout être en tant qu'il apparaît d'une certaine manière : comme étant (ens), comme une chose (res), comme un (unum), comme quelque chose (aliquid) et comme bon (bonum). Ces propriétés sont dites transcendantales parce qu'elles n'ajoutent ni ne retirent rien à l'être – ce sont des manières de le percevoir qui se distinguent « en raison » sans changer sa nature. Les transcendantaux sont convertibles, ce qui signifie que chacun exprime l'être tout entier au même titre que les autres.
L'enjeu est ici de savoir si le Beau constitue ou non un transcendantal supplémentaire. De même que l'être apparaît comme Un, Quelque chose et Bon, ne doit-il pas apparaître aussi comme Beau ? Du point de vue de la perfection divine, cela semble aller de soi, mais reconnaître le Beau comme un transcendantal revient à lui conférer une objectivité métaphysique, à l'inscrire dans la nature même de l'être. Cette objectivité devient alors celle de « la Beauté » (pulchritudo). Beaucoup de penseurs font remarquer que le Bon et le Beau sont convertibles : ils confèrent ainsi implicitement un statut de transcendantal au Beau. Ainsi chez saint Thomas d'Aquin (1224 ou 1225-1274), pour qui « le beau est identique au bon, avec seulement une différence de raison » (Somme de théologie, 1266-1274).
 Les théologiens, tels Jean Duns Scot (1266 env.-1308), saint Bonaventure (1217-1274) et saint Thomas rapportent le Beau à la proportion et à la convenance, qui caractérise les corps comme la nature morale et spirituelle. La délectation, elle, est rapportée à la proportion qui peut être soit intrinsèque (la bonne proportion ou l'harmonie d'une chose, par exemple un beau corps), soit extrinsèque (l'imitation de la chose).
En fait, l'expérience médiévale du Beau et de la beauté réside dans les rapports de proportion et d'analogie, qui valent pour toute chose dans la création. Dans le même temps, l'expérience du plaisir reçoit une place réduite, ce qui tranche avec la sensualité antique. Elle est évoquée en termes assez convenus (aspect agréable, aménité, ce qui réjouit le cœur). Ou bien, sous l'effet des critères d'ordre, de proportion et de clarté intellectuelle qui servent à définir le Beau, l'expérience du plaisir est décrite en termes de lumière, de splendeur, d'irradiation. Le Beau est avant tout un attribut divin, en vertu duquel toutes choses sont belles.

2.   L'apparition de « l'esthétique »

Des changements considérables ont été nécessaires pour que soit rendue possible la prééminence du mode de représentation esthétique qui a été le nôtre durant la majeure partie de l'époque moderne, de la fin du xviiie aux dernières décennies du xxe siècle. L'apparition de « l'esthétique », comprise comme branche de la philosophie traitant de l'art, mais aussi comme « ordre du discours », définissant une conception et une expérience nouvelles de l'art, et même comme mode de vie (se traduisant de nos jours par l'existence de produits et de soins « esthétiques »), va de pair avec la consommation du divorce entre le Beau et le Bien, entre la composante intellectualiste et spiritualiste et la composante hédoniste et esthétique. Ce divorce s'est dessiné tout au long des xviie et xviiie siècles. L'apparition du terme esthétique vient couronner le travail accompli à partir de G. W. F Leibniz (1646-1716) et de John Locke (1632-1704).
Le terme est introduit par le philosophe allemand A. G. Baumgarten (1714-1762), dans ses Meditationes Philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus (1735). Il distingue entre des noeta, des choses pensées, à connaître par une faculté supérieure et relevant de la logique, et des aistheta, des choses senties, objets d'une science (épistemè) esthétique (aisthetika). Au premier paragraphe de son Esthétique (1750-1758), il définit l'esthétique comme « la théorie des arts libéraux, une gnoséologie inférieure, art de penser le beau, science de la connaissance sensitive ».
Pour en revenir à l'histoire de ce divorce entre Beau et Bien, qui aboutit à l'émancipation du champ esthétique, le moment leibnizien est particulièrement intéressant. En effet, il est significatif que G. W. F. Leibniz emploie indifféremment dans son vocabulaire les termes de Beau et de beauté. Pour lui, la beauté est l'unité dans la diversité, qui renvoie au grand ordre et à l'harmonie de l'univers en tant qu'œuvres d'un Dieu mathématicien. En même temps, dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain (1690), où il répond au philosophe empiriste anglais John Locke, il innove en reprenant certains apports de ce dernier concernant la nature de nos idées. Locke distingue entre nos idées de qualités premières, qui représentent les propriétés des choses, et nos idées de qualités secondes, qui sont seulement l'effet en nous de certaines qualités inconnues des choses. Que nous ne connaissions pas la cause de ces idées ne change rien au fait qu'elles ont pour nous une face affective et sensible, qui nous renseigne confusément sur la réalité. Leibniz entrevoit à partir de là une nouvelle zone de connaissance, qui ne serait pas celle de la connaissance claire et distincte apportée par les idées de qualités premières, mais une connaissance claire (nous connaissons nos idées et ce qu'elles nous font) sans être distincte (on ne sait pas de quoi elles sont les idées). Il y aurait donc une connaissance confuse : celle que nous avons des couleurs, odeurs, saveurs – et des expériences que nous donnent les peintres et les artistes. On y reconnaît la chose sans pouvoir dire en quoi consistent ses différences et ses propriétés. À travers ces idées claires et confuses, l'esprit entre dans des états a-logiques, esthétiques et sensibles. Tel est précisément le domaine que Baumgarten appellera celui de la « gnoséologie inférieure » – et celui que nous appelons de l'esthétique.
Gottfried Wilhelm Leibniz Esprit encyclopédique, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) est à la fois philosophe, mathématicien, linguiste, juriste, théologien. Dans la Monadologie (1721), il évoque la possibilité d'une harmonie préétablie de l'Univers.
John Locke L'Essai sur l'entendement humain (1690) de John Locke (1632-1704) s'oppose à l'innéisme de Descartes en établissant empiriquement les fondements de la connaissance. Ces thèses ont eu une importance considérable dans la constitution de l'esprit des Lumières.
Presque au même moment, le père Dominique Bouhours (1628-1702) développait en France, dans les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671 et 1687), l'idée d'un « je ne sais quoi » au cœur de l'expérience sensible et émotionnelle. Quand nous percevons une beauté, explique-t-il, nous ressentons un « je ne sais quoi » : nous éprouvons clairement un sentiment dont nous ne saisissons pas la cause. Il s'agit d' « une chose qui ne subsiste que parce qu'on ne peut dire ce que c'est ». Or Leibniz utilise précisément cette idée d'un « je ne sais quoi » pour parler de l'expérience de l'idée claire et confuse... S'ouvre ainsi, dès le dernier quart du xviie siècle, un domaine du sentiment, de l'éprouvé, du sensible qui nous fait connaître certaines choses sans que nous puissions les appréhender au sens cognitif strict.

•  La beauté des arts

Le développement des études et réflexions sur ces sentiments donne naissance à l'esthétique proprement dite. Ce sera l'œuvre des théories du goût, depuis le père Bouhours jusqu'à David Hume en passant par l'abbé Du Bos, Shaftesbury, Voltaire, Montesquieu, Francis Hutcheson.
C'est du sensible qu'il est maintenant question, d'abord tel qu'il est éprouvé dans l'expérience de la nature (le premier des Entretiens d'Ariste et d'Eugène de Bouhours porte sur la mer), puis tel qu'il est vécu dans l'expérience de l'œuvre d'art. Certains vont continuer à traiter de la beauté des arts en tant qu'ils imitent « la belle nature », comme le fait l'abbé Charles Batteux (1713-1780) dans son ouvrage Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746). D'autres franchissent le pas et coupent le lien avec la nature, en traitant des arts en tant qu'ils émeuvent nos passions et nourrissent nos émotions. C'est le cas de l'abbé Du Bos (1670-1742) dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), dont la forte influence contribua à former la langue de l'esthétique.
L'abbé Du Bos met l'accent, de manière quasi exclusive, sur l'art et les satisfactions qu'il accorde aux passions. Oubliées la nature et ses harmonies à résonance religieuse, place au sentiment. Il peut être celui du beau, mais le changement de perspective, la concentration sur le sentiment font que toutes sortes d'émotions peuvent désormais être prises en compte. Ce n'est pas par hasard si Du Bos ouvre son livre sur le goût chez l'homme pour les jeux du cirque, les exécutions capitales, la corrida, les tournois, les tragédies les plus noires. Il met en évidence que les arts excitent en nous des passions. Tout au plus peut-on leur reconnaître le mérite de nous en épargner les conséquences dangereuses et immorales.
La reconnaissance du caractère spécifique d'un domaine de la sensibilité esthétique marque donc le divorce entre la composante de plaisir et la composante de bien du Beau, et c'est probablement ce qui fait passer au premier plan cette entité proprement esthétique, la Beauté. Pourtant les conséquences ne s'arrêtent pas là : elles entraînent à terme pour la beauté, la perte de sa position unique et la chute de son piédestal. Le nouveau modèle de pensée esthétique intègre en effet dans son champ d'étude le sublime, l'inharmonieux, le dissonant, et, un peu plus tard, le repoussant, le laid, le choquant et l'atroce – à côté de la beauté, ou comme substituts de la beauté.
L'Hymne à la beauté de Charles Baudelaire (1821-1867), dans Les Fleurs du mal (1857), rassemble et résume toutes ces ambiguïtés : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,/ Ô Beauté ? ton regard infernal et divin,/ Verse confusément le bienfait et le crime,/ Et l'on peut pour cela te comparer au vin./ [...]/ De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,/ Qu'importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,/ Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –/ L'univers moins hideux et les instants moins lourds. »
Charles Baudelaire , Nadar Félix Nadar, Charles Baudelaire au fauteuil, 1855, épreuve unique sur papier salé à partir d'un négatif détruit, 28 cm x 16,5 cm, musée d'Orsay, Paris. Portrait du poète, critique d'art et traducteur d'Edgar Poe, par le portraitiste de la bohème parisienne des années 1850. 
Ces conceptions permettent de relativiser l'analyse kantienne de la Critique de la faculté de juger (1790), souvent prise pour le premier et le dernier mot sur la beauté. Kant (1724-1804) prend acte de la « sentimentalisation » de la beauté, qui s'est lentement produite au cours du xviiie siècle : est beau ce qui « plaît sans concept ». Mais il ne porte pas à son terme la réflexion que devraient entraîner ces changements. D'une part, il consacre un traitement séparé aux autres sentiments esthétiques, comme le sublime. D'autre part, il s'efforce de défendre encore la prétention à l'universalité du jugement de goût, alors que l'idée de goût implique au pire une diversité irréductible des jugements (ce que reconnaît déjà Du Bos), au mieux une normalisation des goûts à la manière dont Hume la conçoit dans son essai sur la norme du goût, c'est-à-dire à travers l'exercice et la formation de l'expertise – ce qu'on trouve aussi chez l'abbé Du Bos. Enfin, Kant conserve quelque chose de l'autre ingrédient de l'idée de beauté, celui d'ordre et d'harmonie, dans la seconde face de son ouvrage, la critique du jugement téléologique porté sur la nature et les êtres vivants.

 Emmanuel Kant Avec ses trois «Critiques» («Critique de la raison pure», 1781, «de la faculté de juger», 1788 et «de la raison pratique», 1790), Emmanuel Kant (1724-1804) fonde les conditions d'une connaissance et d'une morale universelles de possibles.
3.   La beauté injuriée
« Un soir, j'ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l'ai trouvée amère. – Et je l'ai injuriée. » Cette phrase d'Arthur Rimbaud (1854-1891), dans Une saison en enfer en 1873, pourrait constituer le manifeste de la modernité en matière de beauté.
Le changement de paradigme, qui fait « découvrir » le champ de la sensibilité esthétique et considérer l'art du point de vue de cette sensibilité, implique inévitablement non seulement la « sentimentalisation » de la beauté, son « esthétisation » au sens d'un devenir-esthétique, mais également sa mise en concurrence avec d'autres expériences sensibles, y compris celles qui n'ont pas de rapport avec elle, qui la contredisent ou la bafouent, plus ou moins ouvertement et violemment. Baudelaire ne sait pas si la beauté, « qui rend l'univers moins hideux et les instants moins lourds » (Les Fleurs du mal), vient du ciel profond ou des gouffres de l'enfer. Rimbaud, dix ans plus tard, insulte la beauté devenue amère.
L'art du xixe siècle, dès qu'il rompt avec le néo-classicisme, à partir du tournant marqué par Füssli et Goya, s'adresse à une sensibilité qui est émue aussi bien par le beau que par le laid, le cauchemardesque, le fantastique, le choquant ou le sublime. Il se produit alors un curieux dédoublement. D'un côté, la quête romantique du chef-d'œuvre, qui accomplirait une fois pour toutes l'art, conduit à fétichiser les canons classiques ou néo-classiques, par exemple ceux de l'antique ou de Raphaël ; elle préside à l'institutionnalisation de la formation artistique et à la mise en place d'une hiérarchie des « Beaux-Arts ». D'un autre côté, cet académisme classiciste est constamment battu en brèche par les recherches, les innovations et les provocations. Géricault peint des cadavres ou des naufragés, Delacroix des massacres, Courbet des sujets trivialement réalistes ou agressivement érotiques. L'époque des Beaux-Arts et des premiers musées est aussi celle des arts « qui ne sont plus beaux ». Vers le milieu du siècle, la rupture s'accomplit. Quand elle est exposée en 1865, l'Olympia d'Édouard Manet est assimilée à une célébration scandaleuse de la laideur.
Au xxe siècle, le rythme des innovations s'accélère. En 1907, Picasso déforme et tord les corps de ses Demoiselles d'Avignon.
 Le cubisme généralise les atteintes à la figure et à l'ordre de la perspective. Les papiers collés introduisent la banalité et la trivialité des matériaux quotidiens parmi les éléments de la représentation. Le mouvement Dada, à partir des années 1916-1917, pulvérise toutes les conventions, à commencer par le bon goût et la beauté. La violence que connaît le xxe siècle n'est pas pour rien dans cette montée de l'horreur, de la désarticulation, du massacre. Au début des années 1950, Willem De Kooning désarticule ses Women (1950-1953) vociférantes, tandis que Francis Bacon peint des boucheries sanguinolentes. Une sculpture polychrome de Jeff Koons, en 1988, sous le titre Ushering into Banality (Faire entrer la banalité), montre trois angelots peu catholiques faisant escorte à un porc. Au même moment, l'artiste se met en scène avec sa femme dans des tableaux et des sculptures pornographiques. Ce qui est, au sens étymologique du grec ancien, laid et honteux, se trouve désormais placé au centre de l'art. Seul, peut-être, le surréalisme se sera soucié de la beauté, mais en renouvelant la notion de celle-ci. On connaît l'injonction d'André Breton (1896-1966) dans L'Amour fou (1937) : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. » De l'ordre de la nature, on est passé à la magie, à la pyrotechnie. Le désir réapparaît, mais le Bien manque clairement.
Les Demoiselles d'Avignon, Picasso Pablo Picasso (1881-1973), Les Demoiselles d'Avignon,1907. Huile sur toile. 243,9 cm X 233,7 cm. The Museum of Modern Art, New York.  Les Demoiselles d'Avignon date de 1907.
Cette toile mythique des débuts du cubisme est considérée comme la première peinture moderne. Pourtant, elle… 
Par ailleurs, les théories de l'art reflètent dès le xixe siècle le même divorce entre le Beau, et le Bien et les mêmes réticences vis-à-vis du Beau. Kant faisait de l'ordre de l'art un analogue de l'ordre éthique. Après lui, même cette analogie disparaît au profit d'une autonomisation du monde de l'art. Celui-ci se voit dissocié de l'éthique dès Hegel (Esthétique, 1835). Kierkegaard oppose catégoriquement le stade esthétique de la vie (stade de la sensation, de l'hédonisme et de la séduction) au sérieux du stade éthique. Quand l'art conserve une valeur éthique, celle-ci n'est pas forcément positive : ainsi chez Baudelaire où elle est liée au mal, à l'affirmation de soi, à la quête de l'évasion. L'art est surtout conçu comme une sphère d'activité propre, possédant ses propres règles et sa propre morale, celle de l'art pour l'art et de l'esthétisme imposant son arbitraire. Corrélativement, le champ éthique se referme sur lui-même : l'austérité de la conduite morale est sans attrait et repose sur la seule force du devoir. Contrairement à ce que l'on avait pu voir au moment de la Contre-Réforme, l'ordre moral ici s'oppose au désordre de la création.

4.   Le retour du beau

Par rapport à cette situation pas si lointaine, il est d'autant plus surprenant que nous assistions depuis la fin de l'époque moderne, et plus exactement durant le dernier quart du xxe siècle (le terme « post-moderniste » fut utilisé pour la première fois en 1968, celui de « postmoderne » en 1974), à une réhabilitation de la beauté.
Pour mesurer l'ampleur de ce retour, il importe de ne pas se limiter au monde de l'art, mais bien, comme c'était le cas dans l'Antiquité et au Moyen Âge, de prendre en compte le monde tel qu'il est aujourd'hui produit, perçu et consommé. C'est affaire ici tout à la fois de culture, de technologie et d'économie. Avançons que ce monde est façonné par une technologie, une économie et une culture de la beauté.
Cette industrie de la beauté corporelle comprend bien sûr la chirurgie esthétique, l'industrie de la forme et du sport, mais également l'ornementation corporelle (piercings, tatouages, traitement de la chevelure). Le cœur de cette « beauté incarnée » est l'industrie des produits de maquillage et de soins corporels, ainsi que la branche la plus importante de l'industrie du luxe, celle des parfums. Rappelons au passage que le vin et le parfum étaient pour Baudelaire, poète de la vie moderne, les insignes même de la beauté. Tous ces phénomènes sont indissociables de modes de production industriels et multinationaux. L'industrie de la beauté des vêtements et parures est également concernée. La mode et les marques sont au cœur de la consommation des groupes sociaux. À cette diffusion de la beauté, qui a aussi valeur d'appropriation, ajoutons la fascination médiatique et publicitaire pour les beautiful people, ces « vedettes » ou personnalités qui peuplent les émissions de télévision grand public et les revues people.
Un autre aspect du retour à la beauté pourrait être décrit par l'expression de « beauté du monde » – à savoir la bimbeloterie commercialisée sous forme de bibelots exotiques, de décoration ethnique, de meubles en provenance d'autres cultures et régions du monde. L'ethnicité devient ici un objet à la fois esthétique et commercial.
Un phénomène significatif non seulement en lui-même, mais par son ampleur, est la vogue du design. Durant l'époque moderne, particulièrement les années 1930, d'ambitieux projets d'esthétisation du monde furent lancés, que ce soit par des artistes (notamment avec le Bauhaus) ou par des régimes politiques (le socialisme stalinien, le national-socialisme hitlérien, le fascisme mussolinien), qui voulaient transformer le monde, y compris dans ses apparences les plus quotidiennes. Il en résulta des styles architecturaux, mais également des lignes d'objets et même de vêtements. Ces projets sont aujourd'hui repris sous forme libérale-commerciale à travers l'offre et la demande de design pour l'ameublement, la décoration intérieure. Bien plus, on voit le design gagner de nombreux autres secteurs : gastronomie, design de mobilier urbain et du cadre de vie, design paysager, design de produit et d'emballage, design d'uniforme et d'objets...
Le tourisme est aussi au cœur de ce retour de la beauté. Depuis ses formes les plus vulgaires jusqu'aux plus accomplies esthétiquement, le tourisme est à la poursuite d'un monde facile et léger, qui puisse être appréhendé dans des attitudes de désintéressement et de distanciation, au plus loin des obligations de la vie quotidienne. La dimension esthétique transparaît dans le fait que le tourisme a besoin de prétextes culturels et esthétiques pour se justifier : la visite d'un site, d'un musée, la participation à une vie culturelle antérieure sacralisée (Borges à Buenos-Aires, Hemingway à Monparnasse, etc.). Il peut être perçu alors comme la modalité esthétique du loisir.
Ce retour de la beauté comporte une dimension morale. En même temps que le Beau, le Bien est réaffirmé, avec les progrès de la vision morale des êtres, des comportements et des échanges. Telle est la signification de l'impératif de la correction politique et morale. Personne n'a aujourd'hui le droit de se montrer ouvertement cynique, malhonnête, égoïste, ou d'avoir la volonté du mal. Quelque grise ou sordide que soit la réalité, il importe de paraître bon et compassionnel. Personne n'oserait aujourd'hui célébrer, à la manière de Baudelaire, la beauté d'un acte de transgression. Oublié, le geste surréaliste qui consistait à descendre dans la rue avec un revolver et à le décharger sur les passants...
L'objectif n'est pas ici de rechercher les raisons de cette montée de la bonté et de la bienveillance, mais de souligner l'importance et la nouveauté de la re-moralisation subreptice qui se réalise, ainsi que la relation ainsi reconstituée entre le beau et le bien. La rupture avec un ordre théologique ou métaphysique est consommée. Ce n'est pas que le beau soit, comme par le passé, identifiable au bien ou fondé en lui, et que la beauté soit le reflet de l'harmonie et de l'ordre des choses. Plutôt, c'est le bien lui-même qui prend valeur de beauté. Il est beau d'être honnête et compassionnel. Réciproquement, on pourrait dire qu'il est bien d'être beau. On a alors le sentiment d'avoir affaire à une sorte de Moyen Âge qui serait esthétique plutôt que spirituel. Le Beau absorbe en quelque sorte le Bien, en même temps qu'il est devenu pour ainsi dire « flottant », sans rien à quoi l'arrimer.
Dans le domaine de l'art, la situation est ambiguë. Dans un tel contexte, en effet, l'idée d'une beauté substantielle (par exemple faite d'ordre, de symétrie, d'harmonie) n'a aucun sens. Il n'existe donc rien de beau à proprement parler dans l'art. Les objets de l'art – dans leur conception en tant que sujet – ne sont pas beaux. En revanche, les « emballages », les modes de présentation possèdent la même beauté que la scénographie de la vie quotidienne : les mises en scène de la misère sont esthétisées, comme celles des vitrines des maisons de luxe. Les moyens technologiques les plus sophistiqués donnent aux images de la violence le brillant et la perfection d'un magazine de luxe ou d'un catalogue de vente aux enchères. Il est significatif qu'une exposition de l'année 2000 consacrée à la beauté ait comporté peu d'œuvres d'art, mais des décorations, des objets naturels, des papillons, des coiffures et maquillages ethniques, du design, des environnements technologiques à effets lumineux diffus. La beauté est partout et nulle part.

5.   Quel beau ?

Dans ce retour de la beauté, on doit remarquer deux choses. En premier lieu, l'harmonie, les notions classiques de proportion et d'ordre sont loin. La beauté comporte désormais une fonction de signal et de capture de la curiosité. Elle doit singulariser, faire voir et en devient donc criarde, étonnante, marquante. D'où l'importance du marquage des corps, l'emprunt de signes ethniques, punk, gothiques, primitifs ; d'où les couleurs outrées, les maquillages exacerbés, les marques exotiques, les symboles marqueurs ; d'où la recherche des surprises et de l'originalité. En même temps, cette recherche de la beauté possède une signification biologique et vitale : elle exprime le refus de la mort, de la maladie, du vieillissement, du temps qui passe. La chirurgie esthétique comme l'industrie du cosmétique reposent sur cette négation de la mort. Le corps devient l'ultime parure et le rempart paradoxal contre sa propre déchéance. La dimension de la séduction sexuelle est également présente : il faut éblouir, captiver, susciter le désir.
Cette beauté rejoint au fond l'analyse que donnait Darwin des comportements esthétiques des animaux et des humains. Elle individualise celui qui la possède, le signale comme vivant, et éventuellement, augmente ses chances de reproduction. La beauté visible devient la marque de la « vie vivante ». C'est fort peu de choses, rien de substantiel, plutôt une accroche conventionnelle pour matérialiser des différences, et dont la projection sur tel ou tel objet ou corps paraît foncièrement arbitraire.
Une beauté libre, sans attache, colore ainsi le monde, se posant partout sans adhérer nulle part. Pour autant, bien sûr, le monde n'en devient pas substantiellement plus beau. Seulement, tout y est perçu sous la modalité esthétique : les manières de s'habiller, de penser, d'exister, d'agir et de juger. L'esthétique est portée au rang de valeur suprême – de Souverain Bien.
Le Beau transcendantal de la scolastique n'est plus une catégorie, dont on se demandait si elle s'ajoutait ou non aux autres transcendantaux. Elle apparaît désormais comme la catégorie mère d'où coulent toutes les autres, et jouit d'une curieuse omniprésence sans qu'il n'y ait plus, paradoxalement, d'être divin pour la soutenir.
Yves MICHAUD